Dans la vie d’un cinéphile, (personne ayant une forte attraction pour les petites choses qu’un réalisateur de talent, laisse virevolter dans son œuvre, afin de rendre compte de son état psychologique au moment de sa création), il existe un instant, que toutes les magies les plus graphiques, ou sophistiquées, ne sauraient décrire ou expliquer. Cette petite parcelle temporelle ; c’est l’éclosion de la maturité chez un cinéaste. L’instant tant attendu et aussitôt redouté, où tout l’enchantement de la jeunesse créatrice peut disparaître, à un point qui s’annonce comme celui du non-retour : l’entrée dans l’âge adulte, dans le monde des gens qui se demande s’ils sont vivant, où s’ils rêvent de la mort. Zodiac, dont les événements historiques réels, furent vécus de l’extérieur par le petit David Fincher, marquent cette entrée dans un monde inquiet… inquiet de voir des enfants grandirent en lui, et ensuite transcender son essence immanente.
Doté d’un casting impressionnant, il n’en est pas moins réduit en une série d’êtres de poussières. Des vies se brisent sur leur propre corps taciturne et las (Robert Downey Jr. dans ce qui constitue l’un de ses plus rôles, sombre dans une dérive paranoïaque et incontrôlable). Jake Gyllenhaal, en dessinateur timide, découvre son potentiel de déchiffrage, comme un ado introverti rencontre sa sexualité. Aussi minutieuse et précise que le sont les travaux de son personnage Graysmith. Quant à Mark Ruffalo, il cherche à devenir l’avocat Meursault (L’Etranger – Camus), par un jeu d’une sensibilité foudroyante, et à engloutir son « Je » dans le miroir de celui qu’il poursuit, tout en donnant l’impression de le défendre, son désir de le trouver, devenant plus fort que tout.
David Fincher à grandit, mais pas cinématographiquement. Sa maestria charmeuse, il l’avait déjà. Ce qui a murit, c’est son rapport au regard. Sa manière de nous faire voir les choses. Et cela ne passe pas forcément par une évolution stylistique et formelle. Pour Fincher, la grande maturité, c’est de nous y faire voir l’insondable. Il n’est même pas question d’invisibilité. Le tueur du Zodiac, traqué, recherché pendant plus de deux décennies, par plusieurs journalistes et inspecteurs, et dont l’énigme solaire restera à jamais sans réponse, hanta une Amérique en voie de disparition. Cette disparition, c’est celle de nos croyances mobiles, les manières dont nous déplaçons ; car si le tueur restait un phénomène à la mobilité des plus simples, les moyens pour le traqués, furent une débauche de complexité, témoignant de l’affront mensonger d’une modernité pourtant prometteuse. La technique d’information, de pistage, de communication, d’interaction avec la foule, était beaucoup trop sophistiquée pour une quête aussi métaphysique que la poursuite de celui qui devient : « l’incarnation du mal ». Un rappel de couleur fait à Seven. Aussi somptueux que la maîtrise graphique du siège de la presse, passant d’une salle démesurée au confinement de la rédaction en chef, clignant d’un œil complice à « Les Hommes du président » d’Alan J. Pakula (1976). La métaphysique de Zodiac s’installe dans les premières scènes de Robert Graysmith, où l’irrésistible attraction du mal, le conduit à assister aux lectures des lettres du tueur. Mais l’incarnation ne viendra jamais. La traque devient une galaxie en fin de vie, gravitant autour d’un Soleil noir impossible à localiser, et à remercier de la lumière qu’ils nous envois. Si dans Seven, le mal tient sa corporalité angélique, « l’ange exterminateur John Doe », le Zodiac se matérialise dans le langage. Il devient la démonstration d’un monde, où la croyance en l’incroyable doit se lire dans une prose puissante, formulée par des protagonistes devenus adultes, et que seule l’autonomie leur permettra d’accomplir. Seven, est le conte de fée de Zodiac, une histoire que l’on lit aux enfants pour nourrir leurs cauchemars. Mais Fincher est devenu un grand, un très très grand, et son chef d’œuvre est d’avoir fait de ce récit, le simulacre d’une réalité que l’adulte se doit de raconter par ses propres moyens. Il ne peut plus se laisser bercer par son imagination, il ne peut plus attendre que le fruit du désir, aussi maléfique et métaphorique soit-il, ne viennent à sa rencontre, lui dicter le commandement du ciel. L’intuition de l’artiste, du philosophe et de l’enquêteur, doivent devenir et transformer le langage des anges : ceux qui lisent le monde comme on lit un conte.
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