C'est une époustouflante chronique de la jeunesse des cités, sur laquelle Abdellatif Kechiche porte un autre regard, moins conventionnel. Le réalisateur tourne le dos aux considérations courantes sur la banlieue, la délinquance et les trafics, le malaise social -même si son décor invoque nécessairement l'existence et le désoeuvrement dansles grands ensembles- pour mettre en scène ce qu'il convient d'appeler un marivaudage d'adolescents.
Le timide Krimo "kiffe" Lydia, dont il entreprend d'être le partenaire dans une pièce de Marivaux que la jeune fille répète. Marivaux, ses jeux de l'amour et du hasard, sont comme des incongruités culturelles dans la cité et, de fait, Krimo le taciturne, aussi inhibé que Lydia est démonstrative, extravertie, se trouve complètement dépourvu confronté à une activité et à un langage inintelligibles pour lui.
En réalité, cette occupation théatrale n'est qu'une péripétie contingente au coeur d'un film qui décrit une part du quotidien d'ados de banlieue, ébauche une poignée de portraits d'une justesse et d'une intensité exceptionnelle. Et, tout au long du film, on se demande comment Kechiche a pu obtenir une telle authenticité de la part de jeunes comédiens amateurs.
Au-delà des incidents d'un scénario minimaliste, "L'esquive" est un film de langage, celui de la cité (l'antithèse évidemment de la langue de Marivaux), vivant et outrancier, sinon riche, soulignant constamment chez les jeunes personnages une brutalité et une sensibilité à fleur de peau. Au pied des immeubles, le cinéaste orchestre des allées et venues, des rencontres impromptues, des conversations, formant une sorte de tragi-comédie de l'adolescence, dont le désarroi, dans le domaine affectif notamment, se traduit souvent ici par un langage agressif sur le mode de l'invective et de l'insulte banalisée, ce dialecte de la cité qui fédère toutes les origines.
Enfin, notons la formidable nature d'actrice de Sara Forestier, dont on ne peut s'étonner, dès lors, de la carrière future.