Depuis « Canine », j’attendais du réalisateur qu’il me bouscule, c’est chose faite.
Comment dire ? Original ? Hallucinant ? Extravagant ? Hors piste ? Détonnant ? Fantastique ?
Justement, « Pauvres créatures » est de prime abord fantastique dans son genre cinématographique. Fantastique tapissé de Science-Fiction avec ces décors somptueux qui ravissent l’oeil par leurs couleurs vives. Oeil-de-poisson (fish-eye) et grand angle apportent une dimension à ces décors qui se distordent par endroits lesquels m’évoquent dans une certaine mesure « Le cabinet du Docteur Caligari ». Des décors qui entremêlent passé et futur, ce qui ne me permet pas de définir réellement une époque précise. Contrairement à « Frankenstein » - puisqu’il est impossible de ne pas y faire allusion - « Pauvres créatures » ne semble pas du tout s’inscrire dans une réalité.
Quant aux costumes, on se rapproche de la Haute-Couture : flamboyants !
Voilà pourquoi j’ai du mal à penser que « Pauvres créatures » se déroule dans le passé avec sa dimension futuriste.
En soi, je ne cherche pas à définir une époque même si par instants elle en donne l’impression, mais préfère opter pour un univers à part entière, reconsidéré et fantasmé par Yorgos Lanthimos, inspiré évidemment par l’auteur du livre Alasdair Gray.
Après tout, « Game Of Thrones » a les atours du Moyen-Âge mais rien ne se passe à cette époque, c’est un univers différent.
Un petit mot sur la musique, une perception de dissonance par moments qui apporte une dimension étrange à cet univers particulier.
Dans « Pauvres créatures », il y a création, créativité. Ce récit hors piste est d’une créativité débordante d’imagination, je pense à ces animaux hybrides
(un cochon-chien, un bull-dog-poule, par exemple)
Cette imagination passe aussi par le physique de Godwin Baxter (impressionnant Willem Dafoe), docteur éminent en chirurgie. Tel le docteur Frankenstein, Godwin Baxter fera preuve d’une créativité extravagante en créant Bella. Et le summum de son imagination - très bien trouvée à mon goût -
est de remplacer le cerveau d’une mère par celui de son futur nouveau-né qu’elle portait au moment de son suicide.
A l’instant où l’on fait la connaissance de cette créature nommée Bella, le spectateur la découvre
tel un pantin désarticulé dans ses gestes, dans sa démarche saccadés, désordonnés et dans son langage.
C’est Emma Stone qui prête ses traits à cette pauvre créature. Elle est hallucinante d’incarnation. On la sent complètement habitée et investie par ce rôle. Elle incarne une Bella sans aucune pudeur. L’actrice ne s’impose pas de limite.
Et c’est tant mieux pour moi.
Cela ne m’étonne pas de la part de Yorgos Lanthimos qui est pour moi un grand directeur d’acteurs. Comme j’attache plus d’importance au jeu de l’acteur que la mise en scène, je suis gâté avec « Pauvres créatures » où je salue au passage la prestation de Mark Ruffalo sous les traits de Duncan Wedderburn,
un personnage repoussant et heureusement repoussé plus tard par la belle Bella.
L’enfermement, autre notion que l’on retrouve dans « Canine », le troisième métrage du réalisateur de sa période grecque.
Contrairement à « Canine », il m’apparaît que son créateur n’est animé d’aucun mauvais esprit. Il autorise Bella à sortir mais sous protection rapprochée. Il n’est en aucun cas tyrannique comme l’était le père dans « Canine ». Godwin Baxter ne maintient pas sa créature dans l’ignorance. Il a pour souci de protéger Bella des railleries de la société. Lui semble s’accommoder de son visage monstrueux mais il se refuse que l’on perçoit Bella comme une créature curieuse.
Assez rapidement aux yeux du spectateur, Bella apparaît dotée d’un fort caractère qui va se développer au fur et à mesure de ses pérégrinations : ça passera par la découverte de son corps et des multiples plaisirs qu’elle explorera tout au long de son périple initiatique et à travers une curiosité littéraire.
Au risque de blesser les féministes qui condamnent ce film, « Pauvres créatures » est indéniablement féministe. Alors me direz-vous si vous êtes femme, c’est bien un homme qui peut écrire ça !
Bella est certes victime de sa naïveté mais on y décèle une détermination à disposer de son corps comme elle l’entend.
Du reste, plus tard quand elle retrouvera l’immense demeure de son créateur, son futur mari Max McCandles (Ramy Youssef) le lui fera remarquer.
Et tout au long de ses voyages, Bella saura s’affranchir de l’autorité des hommes :
son créateur, le bellâtre Duncan, les clients de la maison close et son mari tyrannique.
Un entourage masculin étouffant, asservissant et hypocrite.
Trop facile diront les féministes.
Pauvres créatures au pluriel est une fausse piste car elles ne concernent pas les deux personnages : Bella et Goldwin Baxter. Les pauvres créatures sont celles qui gravitent autour de Bella, celles citées quelques lignes plus haut.
« Pauvres créatures » est une comédie grinçante pour ne pas dire noire aux accents féeriques délicieusement immorale.
Et ça fait du bien.
A voir en V.O si vous pouvez pour le jeu des acteurs… et pour Emma Stone qui parle français
à des clients français comme Raphaël Thiery ou Damien Bonnard...