Pour leur première réalisation, les frères Coen, débarqués à Hollywood de leur Minnesota natal, décident d’emprunter un genre que certes ils affectionnent mais qui surtout leur permettra de respecter le maigre budget que leur ont alloué River Road Productions et Foxton Entertainment. Avantage supplémentaire, le film noir sous le vocable « néo noir » connaît un regain d’intérêt depuis que Lawrence Kasdan a fait, trois ans plus tôt, un tabac autant commercial que critique avec le très sulfureux « La fièvre au corps ». Kasdan avait démontré que les codes du genre pouvaient être bousculés sans dommage si l’on était suffisamment habile pour restituer l’atmosphère attendue par le spectateur.
Si le duo est uni à l’écriture, c’est John qui s’occupe plus précisément de la mise scène. Ethan se spécialisera très vite dans la production. Une manière pour eux de tenir les deux bouts de la corde créative. Pour ce coup d’essai qui pouvait aussi être un coup d’arrêt, les deux frères vont rendre une copie quasi parfaite qui fait encore aujourd’hui hautement référence. Si l’on veut parler de rupture des conventions avec « Sang pour sang », il faut d’emblée évoquer l’absence de la femme fatale souvent synonyme de mante religieuse menant tout son monde jusqu’aux extrêmités criminelles. Les grands films noirs des années 1940 et 1950 ont sublimé nombre d’entre elles. Barbara Stanwyck dans « Assurance sur la mort » de Billy Wilder en 1944, Gene Tierney dans « Laura » d’Otto Preminger en 1944, Rita Hayworth dans « Gilda » de Charles Vidor en 1946 encore dans « La dame de Shangaï » d’Orson Welles en 1948, Lana Turner dans « Le facteur sonne toujours deux fois » de Tay Garnett en 1946 ou Ava Gardner dans « Les tueurs » de Robert Siodmak en 1946. La liste peut être déclinée de la même manière sur des films de série B qui ont proposé des substituts aux stars précitées. Même Lawrence Kasdan avec une Kathleen Turner incendiaire, cède à ce qui semble être un dogme incontournable.
Frances McDormand qui incarne Abby, l’objet du jeu de massacre qui anime « Sang pour sang » sera au contraire candide jusqu’au bout et si elle devient fatale pour les trois hommes du film c’est à son corps défendant. La négation de cet archétype majeur semble à ce point invraisemblable que les trois mâles du film vont en permanence s’engager sur des fausses pistes, refusant d’imaginer autre chose que d’être chacun manipulé par Abby. Pour les frères Coen, la femme fatale ne relève peut-être que d’une construction fantasmatique de l’imaginaire masculin. Une jolie manière pour les deux frères de montrer que le code peut être appliqué en empruntant la route en sens inverse.
Une réelle transgression qui par la magie de la mise en scène peut passer inaperçue. Bizarrement d’ailleurs, la critique se laissera prendre au piège qui ne la relèvera presque jamais, préférant s’attarder sur les circonvolutions virtuoses de l’intrigue qui font que chacun des personnages agit en aveugle en raison de ce qu’il cache aux autres et sur les innovations visuelles détonantes proposées par Barry Sonnenfeld, le directeur de la photographie des deux frères. Les acteurs sont bien sûr formidablement distribués puis dirigés comme ce sera toujours le cas tout au long d’une filmographie désormais riche de vingt longs métrages. Avec une mention particulière ici pour M. Emmet Walsh, sublime en détective libidineux et répulsif à souhait ainsi que pour Dan Hedaya, le mari trompé dont la noirceur hirsute du regard glace le sang. C’est sûr, il s’agit d’un début de carrière plus que prometteur. Les deux frères ont largement confirmé depuis, n’ayant que peu de semi-réussites à leur actif.