Récompensé par un prix du Jury à Cannes en 2017 et par un césar du meilleur film étranger, ‘’Faute d’amour’’ est venu confirmer le statut d’Andreï Zviaguinstev comme étant le meilleur analyste du monde russe actuel. Certains critiques se sont pâmés d’admiration devant le film en invoquant rien de moins que Tchekhov, Dostoïevski, et Ingmar Begman. C’était certainement faire trop d’honneur à une œuvre qui ne brille pas par sa finesse.
Genia et Boris forment un couple qui va bientôt divorcer. Se déchirant continuellement, ils ne savent pas quoi faire de leur fils Aliocha, qui se sent délaissé. Un jour, Aliocha disparaît. Ses parents vont alors se lancer à sa recherche.
Les influences bergmaniennes qu’ont cru bon de mettre en avant les critiques sont sans nul doute dû au projet initial du réalisateur. En effet, ce dernier souhaitait faire un remake de ‘’Scènes de la vie conjugale’’, la mini-série/ le film de Bergman qui racontait la dislocation d’un couple. N’ayant pas réussi à obtenir les droits (ouf!), Zviaguinstev s’est résolu à écrire et mettre en scène une histoire originale. Le film se démarque de celui de Bergman par un aspect (bon en vérité il y en a beaucoup plus) : la présence d’un enfant. Sur le papier, cela pouvait être intéressant : voir un couple en train d’exploser et les effets désastreux que cela peut avoir sur l’enfant (on devine que l’enfant a disparu car il ne supportait plus le climat familial). Malheureusement, le point de vue du réalisateur pulvérise tout notre intérêt. Le plus gros reproche qu’on peut faire au réalisateur, c’est sa haine très exagérée pour ses personnages. Certes, un réalisateur a tout à fait le droit de ne pas aimer ses personnages, voire de les mépriser complètement. Mais il doit savoir diluer sa haine et nous faire comprendre avec subtilité la raison de son regard désespéré sur la nature humaine. Quel intérêt d’aborder une œuvre où, dès les premières images, le réalisateur cherche excessivement à cracher son mépris sur ses personnages, lesquels ne sont plus que de vulgaires marionnettes ? Des marionnettes qui font du surplace, non pas victimes d’un tragique destin, mais d’un réalisateur au point de vue hautain. L’autre possibilité qu’à un réalisateur pour faire passer son hostilité à l’égard d’un protagoniste est de le rendre suffisamment fascinant dans un premier temps pour attirer l’attention du spectateur. Une fois le spectateur happé, le réalisateur peut alors régler ses comptes avec le héros (le meilleur exemple est sans conteste ‘’Le Casanova de Fellini’’ où Casanova, bien que haï par Fellini est suffisamment intriguant pour attirer l’attention du spectateur). C’est tout le contraire avec ‘’Faute d’amour’’ : en plus d’être détestable, Genia et Boris n’ont pas le moindre intérêt. Dès le début, Zviaguinstev, véritable démiurge s’acharne sur la nature humaine en cherchant à chaque plan à nous faire détester encore plus Genia et Boris. L’idée de base de ‘’Faute d’amour’’ n’était pas mal du tout, mais le traitement au marteau-piqueur, la vision très étroite de ce sentiment si complexe qu’est la haine affaiblissent le résultat final.
Après ce désastreux début, d’une incommensurable lourdeur (Génia est bien évidemment sur son portable les trois quart du temps, image d’une colossale subtilité pour nous faire comprendre à quel point les humains sont dorénavant déconnectés des réalités) survient la deuxième partie du film : la disparition de l’enfant. Cet événement, normalement très impactant devrait chambouler Genia et Boris jusqu’à les pousser à se remettre en question. Mais non. Il faut se souvenir que Genia et Boris ne sont pas des personnages ou encore moins des êtres humains, mais bien deux pantins de bois manipulés par un réalisateur qui avant de donner du corps à son histoire cherche avant tout à illustrer un propos. ‘’Faute d’amour’’, c’est ce genre de cinéma où le théorique l’emporte beaucoup trop sur la pratique. Ainsi, la disparition de l’enfant est-elle pour les parents un moyen de se remettre profondément en question ? Entre les mains d’un réalisateur compatissant, la réponse aurait été naturellement oui. Pas entre les mains de Zviaguinstev : les personnages ne changent pas d’un iota.
Les révélations faites par Génia sur les raisons qu’elle avait pour se mettre en couple avec Boris sont le coup de grâce : pour le metteur en scène, pas de réel amour possible dans cette Russie là
. Là encore en terme de ton, Zviaguinstev livre un film sans nuance : il peut même perdre toute crédibilité à force de vouloir caser à tout prix des effets, soi-disant fins mais qui sont d’une colossale lourdeur.
D’un message prédisant la fin du monde à l’annonce de la guerre en Ukraine
, le réalisateur en rajoute une couche dans les situations dramatiques : Zviaguinstev semble dire que la totale déshumanisation des personnages est directement liée au monde russe. Peu importe le bien fondée de la pensée du cinéaste, dès lors qu’il réalise un film où tout espoir (même le plus minuscule) est balayé par un nihilisme hautain, la portée de son film en est nécessairement diminué.
Les personnages ne peuvent pas avancés, ils sont à jamais emprisonnés dans leurs travers
(
le père est toujours aussi peu attentif avec sa nouvelle famille à la fin du film
) et n’évoluent pas. Tel semble être le message final de Zviaguinstev. Doté d’une telle vision de l’humanité, le résultat est logique : ‘’Faute d’amour’’ est un film au cynisme limité, totalement unilatéral et finalement assez bête à force de verser dans cette surenchère de froideur et de mépris. Où est ce mélange unique entre tragique, comique, farce et fable qui caractérisent Tchekhov ? Où est cette ampleur métaphysique riche en dialogues réfléchis propres à Bergman ? Nul part, ici vous ne trouverez nulle richesse, nulle zone grise, nulle sagesse. Juste un metteur en scène qui semble nous répéter en boucle que tout est foutu et qu’il n’y a aucun espoir. Ce serait un contre-sens total d’y voir là une version russe de ‘’Scènes de la vie conjugale’’ : là où Bergman avait de la compassion pour son couple qui ne passait absolument pas tout leur temps à s’engueuler, Andreï Zviaguinstev ne laisse aucun chance de salut à son couple.
Et ce point de vue est d’autant plus terrible que sur de nombreux autres aspects, le film se tient et présente des éléments très intéressants. Déjà, le réalisateur parvient à prendre efficacement en otage le spectateur (malgré l’indifférence envers Genia et Boris) car un troisième personnage, l’enfant, a lui toute notre attention. Si physiquement il disparaît rapidement du film, son esprit plane et hante le film. Les lieux où il s’est rendu, les espoirs de le retrouver… Tous ces éléments sont bien assez forts pour sauvegarder in extremis notre attention. Au milieu des cris, des larmes et de la haine, l’enfant choisit en définitif la disparition. Paradoxalement (et même tristement) c’est durant ces séquences de recherche, censées être tendues, que le spectateur peut respirer. Ces scènes d’extérieures sont de véritables bulles d’air : les spectateurs (et l’enfant aussi) sont ainsi libérés. Libérés de tous ces appartements sombres et glaçants. Libérés surtout de ces engueulades perpétuelles. En suivant un groupe de recherche et en se détachant (un peu) des insultes que se lancent sans cesse le couple, le spectateur peut donc reprendre son souffle. Bien entendu, le fait que le cinéaste soit russe ne gâche rien : les Russes ont toujours été capables de filmer merveilleusement la nature, dans ce qu’elle peut avoir de plus magnifique, mais aussi de plus étrange et de mystérieuse. ‘’Faute d’amour’’ n’échappe pas à cette règle : à côté de cet environnement urbain d’une grande laideur se trouvent de superbes espaces sauvages.
Une forêt, une maison abandonnée, un cours d’eau, un arbre où se trouve le dernier témoignage de la présence d’Aliocha…
Tout à coup, ces espaces semblent vivants, habités par le passage de l’enfant disparu. La beauté plastique de ces séquences est renforcée par le contraste entre les lumières bleutées et froides des environnements et le rouge très vif des gilets de l’équipe de recherche. Equipe dont les membres ne sont plus que de minuscules points, tout petits et insignifiants dans ces grandes étendues neigeuses
qui dissimuleront probablement à jamais Aliocha
.
Difficile donc de tirer des leçons d’un film aussi radical. A force de filmer avec une complaisance glaçante les cris, les pleurs et la haine, le metteur en scène finit par nous laisser de marbre. Voulant éviter à tout prix des choses qui lui paraîtrait sans doute aberrantes (comme la nuance, la subtilité ou la finesse…), le réalisateur ne cesse d’en rajouter et livre un film surchargé au cynisme complètement factice.