Encensé d’autant plus en Occident qu’il n’est pas vraiment en odeur de sainteté dans son propre pays, Andreï Zvyagintsev est un observateur passionnant de la Russie contemporaine, une pays qu’il aime, de cet amour proche du mysticisme que les artistes russes ont toujours éprouvé pour leur patrie mais dont il ne cesse de déplorer qu’au delà de ses rodomontades de grande puissance déchue, elle éprouve de plus en plus de difficultés à assurer la cohésion de sa société et le bonheur de ses citoyens. C’est toujours par le petit bout de la lorgnette que Zvyagintsev entame sa psychanalyse de la société russe, pour mieux étendre petit à petit, le tableau et les constats qu’il tire de l’observation approfondie d’un micro-phénomène. Pris dans la tourmente d’un divorce difficile, alors qu’il découvre que son père et sa mère, qui ont déjà refait leur vie chacun de leur côté, ne souhaitent plus s’occuper de lui, un enfant disparaît : il faudra trente six heures pour que ses parents remarquent son absence et, devant l’impuissance cynique de la police, fassent appel à un organisme spécialisé dans les disparitions. On découvre alors cette homme et cette femme, aussi égoïstes et détestables l’un que l’autre, retrouver un semblant d’humanité alors qu’ils recherchent désespérément leur enfant, au fil de plans contemplatifs que n’aurait pas renié Tarkovski, même si Zvyangintsev, après en avoir été un imitateur studieux, trouve ici peu à peu sa propre voie artistique. Ces tableaux, d’une beauté toujours aussi hiératique, transcendent la banalité et la pauvreté architecturale des paysages urbains russes...mais aussi le luxe vulgaire du cadre de vie de ceux qui ont les moyens d’imiter les classes aisées mondialisées. Héritier des grands cinéastes européens de l’après-guerre, Zvyagintsev propose un récit à deux niveaux : au-delà des actions pragmatiques qu’elle initie, la quête pour retrouver l’enfant, qui peut prendre ici la forme d’une confrontation houleuse avec une grand-mère dépourvue d’affect ou de l’exploration minutieuse d’un bâtiment en ruines perdu dans la forêt, se double d’une déambulation intérieure, qui devient plus lisible à mesure que les espoirs de retrouver le disparu s’amenuisent : toute culpabilité évacuée, la disparition du petit procure à ses parents, à un niveau inconscient, un vif soulagement : elle est le catalyseur qui leur permet d’asséner le coup de grâce à leur relation, de la vider de tout ce qui lui donnait encore le moindre sens. On aurait tort de n’y voir qu’une critique de la petite bourgeoisie russe, mesquine et individualiste : le réalisateur parle de ce qu’il connait le mieux bien sûr, de certaines spécificités locales, comme ces entreprises menées par des orthodoxes pour qui la moralité et la vie maritale de leurs employés priment sur leurs compétences...mais son propos englobe l’humanité au sens le plus large, une humanité qui a perdu la notion de transcendance et ne voit plus l’avenir que par un prisme carriériste et pratique, puisque la vie privée se mène aujourd’hui, à peu de choses près, comme une carrière. ‘Faute d’amour’ n’est en rien le film déchirant que son sujet laissait présager : en fin de compte, la disparition de cet enfant triste et mal-aimé n’a qu’une valeur métaphorique, qui laisse toute la place à une vision glaçante et pessimiste d’une humanité où chacun est muré dans sa souffrance, ses besoins, ses rêves et ses ambitions, et où il n’est plus possible ni même désirable de partir à la rencontre de l’autre.