Ridley Scott n'aime rien tant que revisiter le passé pour y plaquer ses obsessions formalistes aussi bien que thématiques. Qui n'a pas tracé le parallèle évident entre son premier long Les Duellistes et Le Dernier Duel ? Arrêtez, on l'a tous fait. À notre décharge, au delà du titre qu'on a tôt fait d'interpréter erronément, les deux œuvres partagent bien quelques similarités : film d'époque, la France, un affrontement. Mais s'il y a un aspect qui traverse la filmographie de Scott de ses débuts jusqu'à la dernière décennie (la plus noire), c'est l'hubris. De son magnifique Cartel jusqu'à Tout l'argent du monde en passant par la duologie Prometheus/Covenant, le cinéaste a passé ses dernières années à scruter l'âme d'hommes qui aiment à se raconter plus grands ou plus beaux qu'ils ne le sont. Le voir adapter une page d'Histoire française divisée en trois points de vue - un chevalier, un écuyer, et une femme - laissait entendre que cette distorsion de la réalité serait bien présente là-aussi. Pour ceux qui craignaient un film courant après les faveurs d'une partie du public, concernée par les mouvements de libération de la parole, il va falloir de toute urgence qu'ils révisent un peu la carrière de Ridley Scott. Parce qu'en termes de progressisme ou de charge contre l'ordre patriarcal, le sieur est en première ligne depuis perpète (Alien, Thelma et Louise, pour les plus évidents). Avec The Last Duel, il réussit un doublé inattendu. Il signe l'un de ses meilleurs travaux et fait de ce film d'époque la meilleure caisse de résonance avec la notre.
Chacune de ses incursions dans l'Histoire offrirent des expériences qui ont marqué au fer rouge l'imaginaire cinéphilique. Le secret ne réside pas sur la question de véracité - une notion qui n'a pas grand sens au cinéma puisque tout est affaire de vision, choix et dispositifs artistiques - mais sur l'incroyable capacité à créer des atmosphères ou des univers fourmillant de vie et d'envergure. Le Dernier Duel rappelle en dix minutes chrono que si on parle fresque, ampleur, rage et sang, Ridley Scott est toujours l'un des meilleurs en activité. Panoramiques sur des troupes qui chargent ou sur les paysages français, séquences dans les forts, cathédrales ou lors de banquets chargés en victuailles, sans oublier les échauffourées bien sauvages ; on y croit parce que tout semble concret, spontané en dépit du travail - qu'on devine monstrueux - pour coordonner tous les départements (photographie, son, lumière, costumes, figuration). Au final, le souffle qui se dégage de l'œuvre est incontestable. Fidèle à son habitude, Scott filme à plusieurs caméras, vite et bien. La précision des plans et du découpage laissent KO debout, notamment lors des nombreuses séquences dialoguées ajoutant des nuances à chaque personnages.
Le scénario écrit à trois (Ben Affleck, Matt Damon, Nicole Holofcener) a beau opter pour une structure à la Rashōmon (un même évènement raconté selon trois perspectives), le résultat final élargit le cadre pour passer du fait divers au constat social terrifiant. Loin de se cantonner à une position omnisciente et manichéenne, Scott se concentre sur les nuances grisâtres qui colorent et ternissent peu à peu le diorama d'une société encrassée par l'avidité phallocrate où l'orgueil et la mise en scène supplantent toute notion de justice et de raison. La parole ne compte pas, seul le sang importe aux structures de pouvoir qui transforment le procès en spectacle, flattant les bas instincts d'une plèbe pour mieux balayer sous le tapis les réalités sociologiques qui pourraient les menacer. Ça vous rappelle quelque chose ? Normal. À ce niveau, les quarante dernières minutes où tout se joue et se dénoue (?) sont proprement tétanisantes. En sortant de la salle, on reprend son souffle mais on a encore l'estomac bien retourné. Le résultat est clair, la situation est-elle réglée pour autant ? À vous de le dire, quoique Ridley Scott a son idée sur la question. Compte tenu de sa virtuosité et de sa pertinence, difficile de lui donner tort.
Tandis que les minutes défilent, la superposition des versions fait apparaitre de subtiles discordances, de légères modifications dans les gestes, paroles ou regards. Plus que le décorticage d'un évènement précis, Le Dernier Duel décrypte la chaîne de divergences qui a permis à la gangrène de s'enraciner. Le point d'origine, l'hubris. D'abord, le chevalier persuadé d'être vaillant parti en croisade pour son honneur avant tout. Puis le prétendu écuyer tellement imbu de lui-même qu'il plie la réalité à ses fantasmes. Comment pouvait-il en être autrement quand l'ascension sociale se mesure à ce que vous possédez de terrains et de biens meubles parmi lesquels les gens, en particulier les femmes ? Le choc ne résulte pas d'un schéma simpliste gentils/méchants mais bien de la prétention d'honnêteté chez d'authentiques ogres à face humaine. Le film va même plus loin et pointe le doigt sur l'hypocrisie et l'absence d'empathie qui ont laissé sinon encouragé la prolifération de ce cancer, à force d'inaction et d'inversion accusatoire.
Le Dernier Duel est probablement le film ayant le mieux réussi à cerner toutes les composantes d'un problème dont on commence à mesurer les conséquences aujourd'hui. Je tire donc mon chapeau à toute l'équipe toute entière parce qu'il en fallait de l'audace pour transformer l'exercice en miroir de notre temps. En premier lieu, je salue le contre-emploi de Matt Damon, phénoménal dans un rôle qui savate férocement son image proprette. Adam Driver se joue habilement de son glorieux apparat pour infuser un parfum de dépravation abjecte. Quant à Ben Affleck, il se livre à un surprenant cabotinage avec ce rôle de noble impie et odieux. Une distribution de mâles en plein numéro d'autocritique néanmoins dominée par une Jodie Comer tout simplement éblouissante. Sans jamais verser dans l'excès, l'actrice fait montre d'une force et d'une délicatesse prodigieuses, qui culmine dans un final où le cœur bat à la chamade avant tout pour elle. Comer propulse littéralement le film dans une autre dimension jusqu'à l'explosion de violence où Scott rappelle sa maîtrise dans les confrontations physiques (on ressent les coups, on a peur et on a mal).
Si je devais pointer quelques réserves, cela resterait minime. Il est dommage qu'un thème musical fort n'émerge pas de ce magnifique tableau, sans manquer de respect à l'immense talent de Harry Gregson-Williams. S'il joue à merveille sur les nuances du texte, Ridley Scott aurait pu pousser davantage les procédés scénographiques afin de jouer encore plus sur les dissemblances entre les trois versions. Tout cela reste périphérique, tant la réussite artistique crève les yeux. Les 2h30 filent mais on a largement le temps de s'imprégner de l'univers et d'en ausculter les lignes de fracture. Fresque dramatique, charge endiablée, œuvre chorale mariant l'intime, le politique et le sociétal,...Tout ça d'un seul tenant. Mais on a pas fini de s'y replonger. Rien de tel qu'un film d'époque pour parler de son époque. Virtuose en diable, le metteur en scène offre son meilleur film depuis Cartel.