Le drame relationnel d'un enfant-roi et de sa mère bourgeoise, incapable de le guider et à la vie factice. La réalisatrice, Lynne Ramsay, nous asperge d'abord de rouge sang, dans un maelström catharsique hindou au ralenti symbolique. Car l'histoire s'est achevée, une atrocité est survenue, un énigmatique événement qui a démoli la vie d'Eva, elle, la bourgeoise bien installée du Connecticut, réduite à présent à effectuer un job alimentaire et à se terrer dans une pauvre bicoque. Il faut pourtant laver ce sang, celui de la honte, des stigmates, du calvaire. Parce qu'elle se sait responsable, Eva doit laisser passer sans broncher les regards haineux, les remarques blessantes qu'on lui balance à la figure, encaisser les insultes et autres vengeances froides de ceux qui savent ou qui ont subi. Bref, il faut ravaler sa peine, son honneur social démoli, accepter les piques... Le film commence en choisissant l'abstraction, manière de pulvériser l'horreur. La suite retrace l'enfance de Kevin au sein de sa petite famille, isolée. La narration se fait plus commune mais les flash-forwards se poursuivent. Des scènes-clés de la jeunesse de Kevin se déroulent, quand ça craquelle, quand le mal se nourrit. Déjà le bambin, au regard dur, froid (Jasper Newell), développe face à sa mère un rapport défiant, fait de provocation. La mère, qui ne sait pas comment aimer, terrifiée par les réactions possibles de son bébé, lui reste soumise; en permanence elle tente de simuler que tout va bien. Mais non. Elle traite son garçon avec trop de respect, lui inculte un esprit rangé, sans aspérités, sans faire jouer son autorité, à de rares exceptions involontaires (la dernière couche). Elle lui récite un conte étrange, où il est question de flèches à tirer avec précision, formation préparatoire inconsciente, malgré tout bien lourde. La perfection de l'espace bourgeois se retrouve mise en danger. Un Big One se prépare et les signes avant-coureurs nous parviennent (le bureau saccagé, symbole de l'intérieur refoulé de la mère, le litchi ouvert qui appelle l'œil meurtri, l'apprentissage du tir). Kevin a un problème avec sa mère. Il désire secrètement lui faire payer son petit monde trop lisse, trop propre, retenu, tout comme son aspiration fausse pour une famille cliché sans saveur. Kevin exprime la contradiction intérieure de sa mère, qui le sent mais qui n'ose pas changer, devenir celle qui rompt avec le jeu poli de l'hypocrisie, qui se montre ferme, éclate, délire, bref qui extériorise les défauts humains. C'est donc un monstre qu'elle prépare, celui de son déni. Elle sait qu'au fond tout est toc et laissera venir le saccage. Et voici qu'un boulevard s'ouvre devant Kevin, celui d'un jeu avec les limites de sa mère, dont il cherche une réaction qui n'arrive pas, sans plus de référent paternel. Bonhomme (C. Reilly, mal choisi), le père reste aveugle à ce qui se trame, plus que démissionnaire, presque inexistant. Lorsqu'elle s'asperge d'eau au lavabo, le visage d'Eva se fond avec celui de son fils: double obsédant, reflet de ses interdits, fusion impossible à réaction fatale. Enfant-roi, peut-il tolérer qu'une petite sœur vienne entraver l'esprit pervers qui lui donne souffle? La Guerre Froide est engagée. Malgré des séquences très esthétisées, on n'est pas dans la force mystérieuse d'un Brian de Palma; la cinéaste élude complètement la représentation de l'acte sinistre. L'effroi est là, rendu palpable, malheureusement il arrive lourdement; ça manque de fluidité, de souffle. On pense aussi à Gus Van Sant voire à Uwe Boll mais c'est moins cinglant, moins remuant; toutefois prenant. On peut en outre songer à Polanski, Haneke (BENNY'S VIDEO), un peu à Kubrick et à McQueen (SHAME): la folie nous guette, l'autre nous échappe. Ça manque pourtant de caractère, de style personnel, de dialogues percutants! Contrairement au début, la mise en scène reste bien plate, sans grand relief, à l'image de cette ennuyeuse vie bourge. Cette épreuve psychologique nous laisse peu ensorcelés. C'est tranchant mais pas suffocant. Au-delà de l'effet malaise, le film dévoile le vrai visage des protagonistes sans porter de jugement. Néanmoins le drame peut inspirer à certains des idées simplistes (éducation plus stricte, mal inné...) Or le problème n'est pas tant éducatif que névrotique! De Kevin, on ne «parlera» d'ailleurs pas (titre ironique!): pas de psy à l'horizon, pas de problèmes à l'école. C'est une adaptation assez lointaine du roman, réputé bien plus dérangeant, mais visuellement habile et sensorielle. Dommage pour la faiblesse du portrait, qui rend du coup la fin peu crédible, pour le manque de finesse et le troncage du vertige. Le film vaut pour son sujet inquiétant mais aussi pour le jeu de Tilda Swinton (un poil fade), martyre consentante ambiguë, et celui d'Ezra Miller, très bien avec son regard sombre, glacial. WE NEED TO TALK ABOUT KEVIN aurait pu bien mieux viser sa cible avec plus style, de causticité, moins de lourdeurs et de retenue.