Très bon film de Lynne Ramsay, sur la relation torturée, méphistophélique, vicieuse et impossible entre une mère et son fils, en mode adaptation du roman éponyme de Lionel Shriver. Le titre est très bon parce qu'il ne dit rien du film : à proprement parler, on ne dit rien et on ne veut rien dire à propos de Kevin (bon Ezra Miller), parce que Kevin s'est déplacé dans le domaine du non-discursif, de l'in-dicible ou du cri qui nimbent l'acte typiquement sauvage, diabolique, du massacre monomaniaque, du coup de folie, que sais-je. Sans mots, l'acte de Kevin est sans image : soleil noir de We need to tal about Kevin, la monstrueuse tuerie de l'adolescent, pourtant événement central du film, n'est pas montrée. Et malgré de nombreux flash-backs qui tirent le présent infernal d'Eva (l'anéantie, la divinement tourmentée Tilda Swinton) vers la naissance implacable de cette spirale centrale, l'action de Kevin demeure invisible, trop dure, trop laide, trop.
Le film aborde le thème du mal, non pas comme théodicée, cosmodicée ou même anthropodicée, mais comme mal, seul, cru, sans autre justification que lui-même (selon le terrible mot de Kevin à la fin du film : "avant je pensais savoir pourquoi, maintenant je ne sais plus..."). En même temps, le film ouvre et clôt la possibilité d'un mal en soi, d'un mal racinaire, originel, d'une sorte de réserve de mal que rien, ni l'amour ni la haine d'une mère, ne peuvent atteindre. Si le film se clôt sur une indécision - une sorte de rédconciliation, ou d'absolution -, le traitement du thème est crédible, du moins original et troublant. Le jeu des acteurs n'est pas sans importance dans tout cette dimension du film : le jeune Ezra Miller - comparé à la fragilité que laisse paraître Tilda Swinton -, sans jamais trop changer de mimiques, parvient à insuffler, quelque part entre son regard insistant et son attitude nonchalante, quelque chose de singulièrement odieux et dérangeant.
Formellement, le film est une réussite, avec de beaux ralentis, de belles métaphores en couleurs (le rouge qui traverse tout le film, de la fête tomateuse jusqu'au coeur coeur de la cible en passant par la peinture jetée sur la façade d'Eva comme forme primaire de justice populaire, mais aussi le noir du deuil, de la honte absolue ou du regard satanique), une réalisation générale plutôt sobre, mais classe, magnifiant le jeu de Tilda Swinton, l'actrice principale, en tous points parfait. La musique offre également un splendide contre-argument aux détracteurs du film, de sa simplicité et de son rabâchage thématique (la couleur rouge, par exemple). La bande son est en effet composée de plusieurs morceaux enjoués, anachroniques, intempestifs, rompant avec le cauchemar éveillé de la mère, attaquée aussi bien "de l'intérieur", par la remontée de souvenirs tendant à une auto-culpabilisation, que "de l'extérieur", par les coups et la haine des victimes directes ou indirectes du fiston.
We need to talk about Kevin possède tous les éléments formels d'un excellent film ; malheureusement (parce qu'on aurait voulu l'aimer davantage, emporté par ses promesses aurorales), il manque, peut-être, d'un approfondissement au niveau du fond ou du scénario ; car si le "coup" scénaristique des antivols fait plutôt son effet, celui de l'arc est un peu trop voyant, et ne parvient pas de toute façon à convaincre totalement de la possibilité de la chose. Quelque chose de gênant, de trop simple peut-être, interdit finalement de pénétrer dans toute la noirceur dévastatrice du film. Au final, une impression demeure ; celle d'un goût amer, qui, si We need to talk about Kevin avait su affronter tous les démons qu'il aurait voulu soulever, se serait converti en un profond vertige, que l'on a pu deviner, pressentir, mais jamais vraiment goûter. Zou, 16/20.
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