Le Ruban blanc décrit la mécanique glaçante du mal et de la reproduction du mal, à travers l’immersion dans un village allemand à la veille de la Première guerre mondiale.
Sous des dehors de respectabilité, les personnages du film se révèlent au fur et à mesure pervers, vicieux, méchants, criminels.
Ils sont en effet d’abord présentés comme moralement droits : la sage-femme qui s’occupe de ses enfants handicapés ; le médecin qui revient plus tôt de l’hôpital pour retrouver son jeune fils qui s’inquiète ; le père Felder qui s’incline devant la dépouille de sa femme ; Anna, la sœur attentionné qui rassure son petit frère sur l’état de santé de leur père. Mais on découvre très vite qu’ils sont enfermés dans un cycle infernal devenant tour à tour victimes (le médecin chute à cheval, la sage-femme découvre son fils rendu presque aveugle, Anna violée, le père Felder pendu) et bourreaux (le médecin tripote sa fille, la sage-femme qui le couvre, le père Felder qui réprime son fils, Anna que l’on soupçonne d’avoir tendu le câble responsable de l’accident de son père et peut-être même, plus horrible encore, d’avoir aveuglé l’enfant handicapé dont elle n’aime pas la mère).
Comment ce petit village en est-il arrivé à cette surenchère de violence ?
Première mécanique : la recherche de la pureté, qui obsède notamment le pasteur. Dans ce but, il refuse à sa progéniture une véritable enfance, avec son droit à la bêtise, à l’insouciance, à la tendresse. Ses châtiments sont terribles et il se comporte en seigneur vis-à-vis d’eux (les enfants lui baisent la main avant de dormir). Le pasteur, par son éducation rigoriste à l’extrême, supprime toute joie de vivre et amour dans sa maison. S’est-il simplement trompé dans les moyens, alors que la fin (la pureté, l’innocence) était louable ? Non, car la recherche même de la pureté va contre la vie. La pureté est une et fixe, quand la vie est plurielle et en mouvement. Il nie ainsi toute individualité à ses enfants, qui ne deviendront pas des êtres qui célèbrent la vie mais des diables morbides (Klara qui cruxifie l’oiseau de son père). Plus largement, c’est dans tout le village que les émotions de chacun sont annihilées. Le fils Felder, qui exprime sa colère et son désir de justice après la mort de sa mère, sera sévèrement réprimandé par son père. La baronne, souhaitant quitter le village, devra subir l’interrogatoire de son mari qui lui intime de rester.
Deuxième mécanique : cette recherche de la pureté, et donc de la fixité se décline dans l’ordre social. La structure de ce village semble immuable : la noblesse, le clergé, le médecin, les paysans. Les mêmes évènements rythment l’année (fête de la moisson, confirmation). On ne devine l’époque qu’aux vêtements. Si le fils Felder et la baronne se font violemment réprimander, c’est aussi parce qu’ils se lèvent inconsciemment contre l’ordre établi : le fils met en cause le baron, la baronne son mariage. Mais la structure du village ne laisse aucune place à la remise en cause de l’autorité. L’organisation est presque totalitaire : un idéal imposé à tous et impossible à atteindre, des enfants muselés, des figures de l’autorité despotiques et intouchables, une idéologie qui pénètre dans l’intime et le privé. Peu importe la violence – sociale, familiale, sexuelle, verbale, physique… – tant que l’ordre et les apparences sont sauvées. Les forts sont protégés, et les faibles punis. Parce qu’aucune voie légale n’est possible pour dénoncer une injustice, il ne restera que la vengeance la plus sombre. Et les injustices sont nombreuses : Éva est renvoyée sans raison, et Klara mise au coin alors qu’elle tentait de calmer un chahut.
Éduqués dans cette société qui nie l’amour et la vie, les enfants ne seront donc pas capables de former une société meilleure. Comme leurs parents, ils croieront faire le bien et punir les fautifs. En fait, ils s’attaqueront aux plus faibles d’entre eux (notamment l’enfant handicapé, retrouvé presqu’aveugle), et s’attacheront, comme leurs parents, à la façade de la respectabilité (Klara et son père lors de la confirmation).
Ceux qui échappent à cette logique mortifère sont les jeunes. L’instituteur, Éva, la nurse italienne, le fils Felder ont entre 17 et 31 ans, pas tout à fait adultes mais sortis de l’enfance. Ils sont pour la plupart issus d’un autre village, et n’ont pas encore reproduit le cadre oppressant de la famille. L’instituteur n’est pas un modèle de rigueur : il n’a pas préparé ses élèves à chanter pour la fête de la moisson ; il les laisse chahuter avant le cours de catéchisme. Il aime les bons plaisirs et cherche à agrémenter son déjeuner d’une truite. Il joue du piano sans avoir le niveau de la baronne. En bref, il n’est pas exigeant, mais cette molesse le préserve de la méchanceté ambiante. Il n’ira pas répéter au pasteur la bêtise de son fils, qui a joué les funambules sur la rampe d’un pont. La nouvelle nurse italienne, elle, autorise Sigi à voir ses amis. Le fils Felder se révolte contre le baron qu’il rend responsable de la mort de sa mère. Quant à Éva, elle est l’innocence et la pureté même, mais manque de caractère, on ne l’admire pas. Son idylle avec l’instituteur est perturbée par l’injonction de rester vierge : elle refuse d’accompagner son bien-aimé qui lui propose un simple pic-nic. Encore une fois, la volonté de pureté se traduira par une méfiance installée entre deux amoureux.
Cette communauté, hors du temps et de tout nationalisme, paraît très éloignée de la guerre. Mais que peut-on espérer d’une société viciée et pourrie de l’intérieur ? Une violence toujours démultipliée. Ce Dieu vengeur, qui se venge des fautes de parents sur les enfants, s’attaque à ce village comme à toute l’Europe. Peut-être, bien plus tard, les enfants rechercheront comme leurs parents la pureté – cette fois-ci, la pureté de la race.
Loin d’être un récit historique, ce film est une mise en garde contre contre l’obsession de la pureté et de l’innocence.