Il y a 22 ans, invitée par Harvey Weinstein pour ce qu'elle croyait être un petit déjeuner professionnel au luxueux hôtel Peninsula, situé à Beverly Hills, l'actrice Ashley Judd découvre stupéfaite le bouillonnant magnat hollywoodien en peignoir dans sa chambre. Il lui demande alors s'il peut lui faire un massage. A moins qu'elle ne préfère le regarder prendre sa douche ? "Comment je sors de la pièce aussi rapidement que possible sans contrarier Harvey Weinstein ?" se souvient la comédienne.
Ainsi commence, de manière glaçante, l'enquête explosive menée par deux journalistes du New York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey, et publiée le 5 octobre 2017. Une enquête dont la déflagration va s'avérer dévastatrice pour l'intéressé mis en accusation. Durant des décennies, l'homme aux colères homériques, capable de faire et défaire les carrières à Hollywood, a en effet harcelé ou agressé sexuellement des dizaines d'actrices ou d'employées ayant gravité dans son orbite. Au-delà du cercle infernal du producteur désormais déchu, l'affaire Weinstein, dont l'onde de choc a été planétaire, a aussi permis de libérer la parole dans bien des secteurs, tout en marquant le début du mouvement #MeToo.
"L'histoire sonne tellement bien que je veux acheter les droits pour en faire un film !" lâchait l'accusé, au moment de la publication de l'enquête, faisant mine de ne pas y croire. Pourtant, celle-ci affirme notamment que le magnat a passé au moins huit accords amiables avec des femmes qui l'accusaient. Et le passé de rattraper brutalement le producteur à la gorge. Dès 2004, Sharon Waxman, alors journaliste au New York Times, affirmait avoir recueilli le témoignage d'une femme qui avait conclu avec Harvey Weinstein un accord confidentiel après avoir été agressée sexuellement. Elle disait avoir été l'objet de pressions de la part d'acteurs, et laissait entendre que la direction éditoriale du quotidien avait cédé aux pressions d'Harvey Weinstein, qui était au courant de ces investigations, et n'aurait pas publié ces informations. Le prestigieux quotidien américain s’en était alors défendu. Mais ça, c'était lorsque l'étoile hollywoodienne d'Harvey Weinstein brillait encore au firmament...
Témoignages accablants, lâché par le tout Hollywood
Le 10 octobre 2017, une longue enquête du New Yorker, menée par Ronan Farrow, le fils de Woody Allen, enfonce un nouveau clou dans le cercueil d'Harvey Weinstein. Au terme de ses investigations qui ont duré dix mois, il récolte les témoignages de 13 femmes, dont trois accusent le producteur de viols. Les actrices Asia Argento et Lucia Evans, ainsi qu’une autre femme souhaitant rester anonyme, assurent au magazine The New Yorker qu’elles ont été violées par Harvey Weinstein. D’autres femmes l’accusent dans le même article d’agressions sexuelles, parmi lesquelles Gwyneth Paltrow, Angelina Jolie et Rosanna Arquette. "Toutes les accusations de relations sexuelles non consenties sont réfutées par M. Weinstein" souligne alors sa porte-parole, Sallie Hofmeister. Pourtant, très vite, les langues se délient et d'autres témoignages de stars s'accumulent : Léa Seydoux, Cara Delevingne, Judith Godrèche, Paz de la Huerta, Emma de Caunes... Au total, il est accusé par plusieurs dizaines de victimes présumées. Les révélations entourant ce que le tout Hollywood appelait "le secret le moins bien gardé" de l'industrie du cinéma achèvent de pulvériser l'image du sulfureux producteur jadis intouchable.
Dès le lendemain des révélations du New York Times, il se met "en congé indéfini" de sa société, The Weinstein Company, qu'il dirige avec son frère, Bob Weinstein. Deux jours plus tard, il est licencié de sa société. "J'ai désespérement besoin de votre soutien, [...] mais ce que vous vous apprêtez à faire pourrait détruire la société" a-t-il tenté de plaider dans un mail envoyé au conseil d'administration. Las, sa position est intenable. Les soutiens du producteur fondent à vue d'oeil, tandis qu'il se voit notifié son exclusion d'institutions prestigieuses.
Le 14 octobre 2017, le conseil d'administration de l'Academy of Motion Picture Arts and Sciences -parmi lesquels Steven Spielberg, Kathleen Kennedy, Tom Hanks, Laura Dern, Michael Mann ou Kimberly Peirce- vote l'exclusion d'Harvey Weinstein. Une décision extrêmement rare. Le British Film Institute lui retire quelques jours après le BFI Fellowship, plus haute distinction de l'institution, qu'il avait obtenue en 2002. Radié de la Directors Guild of America, il est aussi exclu à vie de l'Académie de Télévision, qui organise les Emmy Awards. Pendant que la ville de Deauville efface son nom de ses célèbres cabines de plage, l'intéressé est K.O debout. "Je suis profondément dévasté. J'ai perdu ma femme et mes enfants, que j'aime plus que tout" lâche Harvey au micro du site Page Six. Depuis les révélations, sa seconde épouse, la styliste Georgina Chapman, a entamé une procédure de divorce. "J'avais ce que je croyais être un mariage heureux. J'aimais ma vie. Il était mon ami et mon confident et me soutenait" déclarait Chapman dans un entretien à Vogue...
Le terrain judiciaire
Dès le 12 octobre 2017, Harvey Weinstein fait l’objet d’enquêtes policières aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Les investigations de la police new-yorkaise portent sur une agression sexuelle présumée remontant effectivement à 2004, date à laquelle un premier témoignage avait été recueilli par une journaliste du New York Times, que nous avons évoqué plus haut. L’enquête de la police britannique concerne quant à elle une agression sexuelle qui aurait été commise dans les années 1980 dans la région de Londres. Huit jours plus tard, une autre enquête est ouverte par la police de Los Angeles, là aussi pour agression sexuelle, pour des faits qui seraient survenus en 2013. Le 10 novembre 2017, cinq semaines à peine après les premières accusations publiées dans la presse, la procureure de Los Angeles, Jackie Lacey, annonce la création d’une cellule spéciale pour examiner la déferlante d’accusations d’abus sexuels contre une série de grands noms de Hollywood.
La première torpille judiciaire, professionnelle celle-là, survient début février 2018. Alors que des négociations était en cours depuis octobre 2017 pour la vente de The Weinstein Company, le procureur général de New York, Eric Schneiderman, assigne en justice la société, soupçonnant celle-ci de violations des droits de l'homme et du droit du travail, au terme de quatre mois d'enquête. Le procureur reprochait ainsi au studio de ne pas avoir protégé ses employés face au harcèlement sexuel et aux intimidations d'Harvey Weinstein. Une décision qui bloquait le processus de rachat en cours de The Weinstein Company, estimé à 500 millions $. Prise dans l'oeil du cyclone judiciaire et médiatique du producteur devenu paria, la société déclara le 25 février 2018 risquer d'être en faillite, avant d'être repêchée in extremis; mais sera contrainte de fondre ses actifs dans une société nouvellement créée. Le nom de Weinstein est désormais presque devenu synonyme d'injure.
Le 25 mai 2018, Harvey Weinstein est mis en examen à Manhattan, dans le cadre des accusations de viol et d'agression sexuelle de deux actrices : Lucia Evans et Paz de la Huerta. L'ancien nabab de Hollywood va devoir répondre d'une accusation de viol au premier degré et de viol au troisième degré d'une part, et d'acte sexuel criminel au premier degré de l'autre. Le 2 juillet 2018, sa barque s'alourdie un peu plus avec une troisième inculpation pour agression sexuelle. C'est la plus importante, car il est inculpé "d'agression sexuelle prédatrice" ("Predatory sexual assault" en VO). Comme pour les deux précédentes, la ligne de défense d'Harvey reste invariablement la même : il plaide non coupable, précisant que les relations étaient consenties. Libéré après le versement d'une caution d'un million de dollars, il doit désormais porter un bracelet électronique, et a interdiction de sortie du territoire, comme il l'a appris tout récemment à ses dépens. Il y a quelques jours encore, il s'est vu refuser par un juge la permission de se rendre dix jours en Italie, pour superviser la création d'une pièce de théâtre basée sur Cinema Paradiso, le chef-d'oeuvre de Giuseppe Tornatore, dont il avait à l'époque de Miramax acheté les droits pour le distribuer aux Etats-Unis, non sans avoir passablement mutilé le montage. Harvey Scissorhands dans ses riches heures...
Défendu à l'époque de sa mise en examen par le ténor du barreau Benjamin Brafman (le même qui avait réussi à faire acquitter Dominique Strauss Khan en 2011), Harvey Weinstein refuse début juin 2018 de venir témoigner devant le Grand Jury convoqué par le procureur de New York. Dans un communiqué, l'avocat estimait que son client "n'avait pas eu accès de manière équitable à des informations critiques pourtant nécessaires pour assurer sa défense devant le Grand Jury". En conséquence de quoi l'avocat a estimé ne pas avoir suffisamment de temps pour préparer le dossier de son client.
Parallèlement à cette affaire jugée par un tribunal de Manhattan, la Justice s'activait aussi dans l'Etat de Californie : fin avril 2018, la comédienne Ashley Judd a porté plainte contre lui pour diffamation, harcèlement sexuel et transgression de la loi sur la concurrence déloyale en vigueur dans l’Etat de Californie. Plainte qui sera partiellement déboutée en janvier 2019 en ce qui concerne l'argument de harcèlement sexuel, au motif que la rencontre de l'actrice et de Weinstein dans une chambre d'hôtel, remontant aux années 1990, ne remplissait pas les critères de définition légaux du harcèlement sexuel au travail, puisque les deux parties se trouvaient alors dans un cadre privé.
Avec une telle avalanche de plaintes et devant la gravité des faits, l'ex producteur risque la prison à vie, depuis que le Grand Jury a choisi de poursuivre Harvey Weinstein pour "Predatory Sexual Assault", selon le site Deadline, qui rapportait le 2 juillet 2018 l'information. Cette charge d'accusation est l'une des plus graves du Code pénal new-yorkais. Pour être reconnu coupable de Predatory Sexual Assault, le Code pénal prévoit des conditions : avoir commis un viol, un abus sexuel aggravé ou un crime sexuel prémédités (1); commis un crime sexuel envers plus d'une personne ou été précédemment condamné pour infraction sexuelle, inceste ou pédophilie (2). S'il est reconnu coupable de "Predatory Sexual Assault", Weinstein risque donc la prison à vie.
Bref répis, brèche dans l'accusation
Le 11 octobre 2018, il obtient une brève bouffée d'oxygène, avec la décision d'un juge New-Yorkais annulant un des six chefs d'accusation, à savoir celui d'agression sexuelle, à la suite de l’affaiblissement du témoignage de Lucia Evans, l’une des premières femmes à avoir accusé l'ex producteur, qui avait porté plainte contre lui pour fellation forcée. Benjamin Brafman a indiqué qu’un document versé au dossier contredisait la version de Lucie Evans. Selon plusieurs médias américains, cette dernière aurait raconté avoir effectivement fait une fellation à Harvey Weinstein, mais de son plein gré, pour obtenir un rôle. Jusqu’ici connu seulement des parties et du juge, le document devait être rendu public. "C’est un développement très important" a commenté après l’audience M. Brafman, qui laissait entendre que le ministère public devait poursuivre Lucie Evans pour parjure.
L'avocat continuait inlassablement de réclamer l'abandon de l'ensemble des charges pesant sur son client, arguant notamment du fait que celui-ci a reconnu avoir effectivement eu plusieurs relations avec des femmes qui se présentent comme des victimes, mais soutenait que tous ces rapports étaient consentis. En août 2018, il a ainsi déposé un recours en ce sens, produisant des éléments visant à discréditer une autre des trois femmes se disant victimes d’Harvey Weinstein. Ces éléments déposés par l'avocat ont mis en lumière des correspondances montrant que la victime présumée a maintenu des contacts étroits et affectifs avec Harvey Weinstein après l’agression sexuelle présumée. "Il ne s’agit pas de stigmatiser les victimes" expliquait Benjamin Brafman, ou de "suggérer qu’une femme qui témoigne ne devrait pas être crue. Il s’agit de la preuve qu’une personne qui a témoigné a menti devant un Grand Jury", faisant référence au jury qui a statué sur la validité des chefs d’accusation. Et s'il y a bien une chose que l'on aime pas beaucoup aux Etats-Unis, c'est bien le parjure. Mais le 20 décembre 2018, un juge new-yorkais refuse la demande de Brafman de l'abandon complet des charges pénales pesant sur Harvey Weinstein, qui faisait valoir que "les procureurs auraient omis de divulguer des preuves disculpatoires". Coup dur pour la défense du producteur déchu.
Brafman jette l'éponge
S'il est à juste titre considéré comme un ténor du barreau, capable de sortir son client des pires affaires judiciaires, Benjamin Brafman facture cher ses services. Très cher même, à coups de dizaines de milliers de dollars. Au point que Weinstein a dû vendre une de ses maisons pour 1,9 millions $, histoire de pouvoir régler la note. Dans ce contexte, la nouvelle de la démission de l'avocat, mi janvier 2019, a résonné comme un coup de tonnerre.
Selon le Daily Beast, qui rapportait alors l'information, l'avocat était entré dans une colère noire lorsque Harvey Weinstein lui avait annoncé début janvier son intention de prendre contact avec de nouveaux avocats avant la prochaine audience judiciaire qui devait avoir lieu début mars, en vue de son procès désormais fixé au 9 septembre. Une forme de désaveu insupportable pour celui qui était pourtant parvenu ces derniers mois à réduire sensiblement les chefs d’accusations contre son client; chefs d'accusations particulièrement lourds puisque l'intéressé encourt la prison à vie.
Après le retrait de Brafman, Weinstein a embauché un duo d'avocats, Ronald Sullivan et Jose Baez. Cinq mois plus tard, les deux l’ont lâché. José Baez a informé en juin dernier la Cour suprême de l’État de New York, qui supervise l’affaire, qu’il ne voulait plus représenter l’ex-producteur accusé de viol. “Harvey Weinstein s’est conduit de façon à rendre sa représentation déraisonnablement difficile et insiste sur des choses avec lesquelles je suis fondamentalement en désaccord”, a notamment indiqué l’avocat dans une lettre adressée à la Cour. Quant à Ronald Sullivan, l'autre avocat du duo, professeur de Droit à l'université d'Harvard, il avait annoncé son retrait en mai dernier; arguant le fait qu'outre avoir essuyé de vives critiques sur le campus universitaire, il avait aussi perdu un poste de responsable d'une résidence universitaire pour avoir accepté de défendre ce client. C'est dire si le dossier Weinstein est épineux.
Donna Rotunno, "le bouledogue des salles d'audience"
In Fine, la relève du côté de sa défense s'est effectuée le 11 juillet dernier, lors d'une audience au tribunal de Manhattan entérinant le changement d'avocat pour le producteur déchu. Il s'agit d'une femme, Donna Rotunno. Un sacré atout dans la manche de Weinstein. Âgée de 42 ans et installée à Chicago, elle est surnommée "le bouledogue des salles d'audience". Le choix est évidemment tout sauf anodin : ex procureure, elle est spécialisée dans la défense des hommes accusés d'agressions sexuelles. Cette spécialiste du droit pénal a en outre bien conscience de l'atout que son genre représente dans ce type d'affaires. "J’ai la possibilité de faire bien plus dans une salle d’audience lors du contre-interrogatoire d’une femme que ne le ferait un homme avocat. Il peut être un excellent avocat, mais s’il s’en prend à cette femme avec le même venin que moi, il a l’air d’un tyran. Alors que si c’est moi, personne ne sourcille" expliquait-elle dans les colonnes du Chicago Magazine de février 2018.
"Donna est extrêmement bien préparée, est une avocate de la défense agressive qui fait de son mieux chaque jour dans la salle d’audience" commentait Stanley Stallworth, l’un de ses anciens collègues et lui-même son client lorsqu’il a été accusé d’agression sexuelle, dans une interview-portrait de l'intéressée publiée dans le journal Chicago Sun Times le 5 juillet 2019. "Elle a une idée claire des besoins des clients, pas seulement en termes de représentation légale mais aussi parce que lorsqu’un individu est impliqué dans une situation criminelle, il n’est pas lucide et a besoin de soutien émotionnel. Elle sait toujours que faire ou ne pas faire". A ses confrères qui l'invectivent en lui lâchant "Comment pouvez-vous soutenir un homme qui a fait des choses aussi innommables ?", celle-ci leur répond simplement : "tout le monde a le droit d'être défendu. Il faut vraiment croire en cette idée". Elle mettra donc prochainement en pratique ce principe avec le renfort d'un ami et collègue associé, Damon Cheronis. "Nous serons efficaces et prêts le 9 septembre" lâche en guise de conclusion Donna Rotunno.
Dans l'attente de son procès, et quand bien même il devrait bénéficier d'une défense redoutable, Harvey Weinstein fait profil (très) bas, comme le lui conseillait d'ailleurs Brafman à l'époque. Un procès qui risque bien de durer, alourdissant encore un peu plus une facture déjà monstrueusement salée. Au temps de sa grandeur et décadence, la fortune du Mogul était estimée à environ 150 millions $. Mais entre un divorce qui lui coûte 12 millions $ et 400.000 $ par an de pension alimentaire, ses frais de justice à New York mais aussi ceux de Los Angeles, et les montants des dommages et intérêts colossaux réclamés par les plaignantes, il se dit ruiné. Entre le dépôt de bilan et l'absorption de ce qu'il reste de sa société emportée dans le scandale, il a dû vendre une autre propriété pour 10 millions $, qu'il avait acheté 11,65 millions $ en 2014 (et qui pour l'anecdote avait appartenue à Barry Sonenfeld), sa propriété de West Village située à Manhattan, pour plus de 25 millions $; ou encore son chalet en Californie, qu'il a mis en location pour 7500 $ par mois.
Le 9 septembre prochain, celui que Meryl Streep a un jour surnommé "Dieu", qui a cumulé avec ses sociétés 303 nominations aux Oscars au cours de sa carrière et glané pas moins de 75 statuettes, se retrouvera donc dans le box des accusés pour des chefs d'inculpations gravissimes, lors d'un procès qui s'annonce retentissant. "Si tu fais à d'autres ce que tu m'as fait, tu perdras ta carrière, ta réputation et ta famille, je te le promets" lui avait lancé un jour Uma Thurman, elle aussi victime de son comportement prédateur, à l'époque où elle tournait Kill Bill. Des paroles prophétiques...
Ci-dessous, la bande-annonce du documentaire "L'intouchable, Harvey Weinstein"...