Enquête sur la vie intime d'un personnage public et réflexion sur les limites de ce type d'investigation biographique, puzzle forcément incomplet. Portrait d'un opportuniste mégalomane, tyran égoïste, monstre d'orgueil, et réflexion sur la vanité des ambitions humaines, sur un vide et une solitude indépassables. Évocation cynique d'un rêve américain capitaliste, d'une quête de pouvoir politique qui passe par une mainmise sur les médias (toujours fortement d'actualité), et réflexion pleine d'ironie amère sur une certaine forme de corruption et de décadence. Réflexion via le fameux "Rosebud", mot mystérieux symbole d'une nostalgie de l'enfance, d'un souvenir d'innocence, d'un paradis perdu, d'un "essentiel" relégué à l'anecdotique et voué à l'oubli. Le scénario de Citizen Kane est un formidable jeu de construction et de démolition, une brillante entreprise de démystification, une petite pépite de conclusion nihiliste. Un scénario qui reprend quelques éléments de l'enfance d'Orson Welles (l'histoire du tuteur) et qui, surtout, étonnamment, donne la tonalité de ce que sera la suite de la carrière et de la vie du cinéaste (démesure et insuccès, difficultés relationnelles...).
Voilà pour le fond. Mais ce que l'on retient souvent davantage de ce premier long-métrage (quel essai !), toujours cité dans les classements des meilleurs films de l'histoire du cinéma, c'est son aspect formel extraordinaire. Narrativement : un jeu avec la chronologie (flash-back) et les points de vue. Visuellement : une réalisation d'une inventivité et d'une virtuosité constantes (utilisation renversante des plongées et contre-plongées, exploration novatrice de la profondeur de champ, nouvelle dynamique du cadre et de l'angle, saisissant jeu expressionniste d'ombre et de lumière...). Il faut également évoquer les décors de Xanadu, l'immense propriété de Kane, vue de l'extérieur et de l'intérieur, et notamment la conception géniale du salon, temple du vide avec cheminée géante. Sans oublier le montage (signé Robert Wise), particulièrement enlevé et cohérent avec l'énergie du personnage principal. Sans oublier non plus l'interprétation générale, la puissance d'Orson Welles en tête, bien accompagnée par les prestations des membres de la troupe de théâtre qu'il avait créée en 1937 (Mercury Theatre).
Toute cette grammaire de cinéma est d'une richesse folle. Elle a jailli du bouillonnement créatif d'un jeune homme de 25 ans, le "wonder boy" américain de la fin des années 1930 et du début des années 1940, adulé pour ses créations théâtrales et ses interventions radiophoniques, ses éditos dans la presse, ses conférences... Petit génie multiple. Pour Citizen Kane, il a joui d'une rémunération et d'une liberté jamais vues alors. Ce sera moins le cas par la suite car le film, malgré un accueil critique globalement très bon aux États-Unis, n'eut pas de succès commercial. Et fut très attaqué par William Hearst, magnat des médias, qui se reconnut dans le personnage de Kane. En Europe, Citizen Kane ne fut montré qu’après la guerre et fut quasi unanimement salué. Voici ce qu'écrivait François Truffaut : "Un hymne à la jeunesse et une méditation sur l'âge, un essai sur la vanité de toute aspiration humaine et en même temps un poème sur la déchéance, et derrière tout cela une réflexion sur la solitude des hommes hors du commun." Un avis que ne partageait manifestement pas Jean-Paul Sartre : "Nous sommes constamment débordés par ces images trop ridées, grimaçantes à force d'être travaillées. Comme un roman dont le style se pousserait toujours au premier plan et dont on oublierait à chaque instant les personnages. [...] Tout est analysé, disséqué, présenté dans l'ordre intellectuel, dans un faux désordre qui est seulement la subordination de l'ordre des événements à celui des causes. [...] Tout est mort [...] les inventions techniques ne sont pas faites pour rendre la vie."