Quand les personnages font face à notre réalité, Todd Field (In the Bedroom, Little Children) s’emploie non seulement à crédibiliser le discours et la révolte qu’il défend, mais également à rendre les tout plus harmonieux. De cette manière, la chute de son héroïne fictive n’est pas loin de celle que nous sommes encore en train de digérer. Impossible de ne pas penser aux femmes du grand écran, ainsi qu’au mouvement qui a mis en lumière un système de domination, qui persistait et protégeait les oppresseurs de leurs accusateurs. Il s’agit toutefois d’une lutte permanente, dont il convient d’en analyser les conséquences. Le récit traite évidemment la thématique, avec une pointe d’ambiguïté, soulignant au passage la prestation de l’actrice en tête d’affiche.
D’entrée, des noms et des fonctions sur fond noir nous apparaissent. On aura rapidement compris que cette manœuvre est lourde de sens dans ce qui suit, car Field bouleverse la structure même du film et par extension, une hiérarchie. Les minutes qui suivent nous dévoilent une femme, en veille, qui subit des commentaires fraîchement taper depuis un smartphone. La fin est inéluctable pour une personne et on comprendra rapidement qu’il s’agit de celle qui se tient au sommet de la pyramide. Lydia Tár vadrouille d’interview télévisés à l’Orchestre philharmonique de Berlin, qu’elle dirige d’une main de fer. Elle arrive au bout de l’autobiographie qu’elle a elle-même rédigé sur sa personne et sa volonté de réinterpréter une symphonie de Malher en disent déjà long sur son caractère déterminé. Mais il est d’abord question de sa prise de position. Féministe jusqu’au bout de la baguette et conservatrice jusqu’au bout de ses références, on finira par cerner quelque chose de louche dans son portrait, élégant et intouchable.
A ce titre, Cate Blanchett détone et fascine par son jeu, plein de malices et de provocations, qui accorde à son personnage une froideur, contaminant presque tous les lieux qu’elle traverse. Elle en impose en incarnant une Lydia, qui se livre à un abus de pouvoir considérable et subtilement distillé dans une première partie, assez virtuose, notamment lorsque qu’elle met un coup de pression à une enfant, que l’on musèle sans concessions. Son aura transperce chacun des interlocuteurs qu’elle confronte, car elle cherchera constamment à en tirer un bénéfice. Si ce n’est pas de l’arrogance, mettant à mal les préceptes de la « cancel culture », lors d’une masterclass devant des étudiants, il s’agit du désir. Tout cela s’observe et s’écoute dans sa gestuelle sur scène ou dans ses agissements lors de castings. Lydia va rapidement se piéger à son propre jeu en fonçant tout droit sur des projecteurs qu’elle aura bien fait d’allumer à fond au préalable. Mais en est-elle consciente ? Il s’agit évidemment du point de départ de toute cette réflexion, autour de l'individu et l'artiste, tous deux destinés au même bûcher, car ils restent indissociables. A vouloir effacer toute traces indésirables de son portrait public, sa compagne (Nina Hoss) doute, son assistante (Noémie Merlant) également, mais au bout de cette piste, ce sont bien ses pupilles qui en souffrent le plus.
Field met ainsi le doigt sur une hypocrisie notable auprès de femmes, que l’on célèbre tardivement pour avoir atteint le sommet d’un podium, habitué à porter et entretenir le patriarcat. Mais après une telle ascension, on ne peut que constater le long effondrement d’une femme, passée au scanner, effleurant même le fantastique et appuyant l’étude psychologique, bercé de près par la compositrice islandaise, Hildur Guðnadóttir, impeccable dans le tempo du frisson, qui dévore peu à peu notre espace de dissertation. Le dénouement met d’ailleurs en garde sur les sentiers inconnus que certains prédateurs ont empruntés, avant de boucler le tout sur une note superficiel, qui enchaîne à jamais la femme et l’artiste dans un métronome de déni. En somme, « Tár » s’affiche comme l’une des œuvres les plus intrigantes de ce début d’année et qui en dit long sur son héroïne en transe. Le résultat est impitoyable et convaincant.