Tar est un film difficile, long, nous plongeant dès les premières minutes dans l'univers abscons des mélomanes les plus exigeants des grands orchestres internationaux. Après une énigmatique première image dont on comprendra le sens bien plus tard, le cinéaste nous inflige tout le générique finale, listant les centaines de noms des collaborateurs d'un tel projet cinématographique. Puis s'engagent des discussions de haut vol sur le temps et la musique, les affres de Beethoven et de Mahler. Cette âpreté extrême ne nous lâchera jamais : elle est voulue, assumée. Les moments passés aux côtés de Cate Blanchett s'étirent à l'infini, de sorte que le film restera profondément dans nos mémoires après l'avoir vu. La mise en scène dilate l'image en un format cinémascope monumental décrivant les intérieurs luxueux des ultra-riches qu'on nous montre. Les choix chromatiques accentuent la sécheresse de l'ensemble puisque ce Berlin des grands orchestres est intégralement traité en un camaïeu de gris, réchauffé par l'ocre de boiseries contemporaines.
Pas sûr qu'à ce stade de ce petit texte, vous ayez très envie d'aller voir cela... Mais de fait, Tar est un monument.
C'est un peu le monolithe de 2001 l'odyssée de l'espace planté dans notre époque. Par sa mise en scène, d'abord, on l'a dit. En la matière, c'est du très très haut niveau. Par la performance démente de Cate Blanchett (si elle n'a pas l'Oscar, je n'y comprends plus rien). Et par son message terriblement pessimiste sur le monde contemporain. Rien dans la bande-annonce n'évoque la vraie thématique du film, à savoir la profonde cassure philosophique et culturelle qui est en train de séparer la génération des milléniums de ses prédécesseures. Cate Blanchette incarne les générations nées avant 1980, leur rapport à l'art, à la culture, au travail, aux abus d'autorité, aux minorités, etc. Todd Fields ne choisit pas la facilité d'un personnage idéal et respectable pour incarner beaucoup d'entre nous, mais un être complice des harcèlements en tout genre, occupant la situation ambivalente d'appartenir à une minorité tout en critiquant frontalement ce qu'on appelle depuis quelque temps le wokisme. Cette curieuse créature dialogue sans cesse avec la génération qui la précède et celle qui suit. Elle voue un respect hors du commun aux grands chefs-d'orchestre déjà morts qui l'ont précédée, mais au fond elle méprise ses homologues plus âgées et vieillissants qu'elle doit encore côtoyer. De même, elle entretient une apparente complicité avec certains jeunes gens qu'elle semble respecter, mais en instrumentalise d'autres, et cherchent à abuser de certains. Ces jeunes gens là ont construit, incidemment, leur propre rapport aux médias, au travail, à leurs congénères. Absorbés par leur téléphone portable, ils ne prennent guère attention aux êtres réels qui les entourent. Ambitieux, ils ne sont pourtant pas prêts à encaisser les frustrations infligées par leurs maîtres et préfèrent alors disparaître (pour s'émanciper ou pour s'autodétruire). Le dernier plan, dont on ne révèlera rien ici, conclut magistralement cette démonstration brutale sur la génération qui arrive, et vis-à-vis de laquelle Todd Fields prend clairement position.
Pour tout cela, Tar est un film important de nos jours. Il creuse en 2h38 une problématique qui est au cœur de notre monde contemporain. Certes il prend parti dans ce constat sociétal, mais il cherche surtout à ouvrir le débat et à faire réfléchir par l'entremise de personnages complexes qu'une interprétation magistrale rend d'autant plus crédibles.
Quelques éléments en mode "spoiler alerte" après avoir vu le film une seconde fois :
Les premières minutes du film donnent lieu à toute sorte de plans qu'on ne comprend qu'en le revoyant. La bande-son du long générique initiale révèle la profonde passion pour la musique de Lydia Tar, passion réaffirmée en fin de film lorsqu'elle regarde une vidéo VHS de Lenoard Bernstein. En effet, la chanson amazonienne qu'on entend est précédée de la captation de la voix de Lydia Tar elle-même signifiant à la chanteuse qu'elle doit oublier le micro. C'est une référence (alors incompréhensible pour le spectateur) aux recherches ethnologiques que Tar a engagées en Amazonie. Nous laisser entendre cette chanson pendant plus de 3 minutes et nous faire comprendre que c'est bien Lydia Tar qui l'enregistre place la musique au premier plan du film pour elle comme pour nous. Au-delà de tous les abus que Todd Field dénonce chez cette femme, il la présente comme sincèrement passionnée par son art, là où la jeune génération qu'il nous montre ne semble en avoir qu'une vision superficielle.
Dans les premières minutes, se (re)joue implicitement le trio amoureux lié à ce voyage en Amazonie. Le premier plan montre Lydia Tar à travers le téléphone portable de Francesca (Noémie Merlant) qui parle probablement à Krista Taylor. Toutes trois ont fait le voyage d'Amazonie, qui a scellé leur complicité. Krista constate que Francesca est encore amoureuse de Lydia (elle le lui dit par SMS). Cette complicité est prolongée par le pied de Lydia caressant vraisemblablement celui de Francesca quand elle cherche une couverture de disque qui lui plaît dans son "petit" appartement berlinois. Cet appartement est en fait sa garçonnière où elle reçoit, contre l'avis de Sharon sa compagne, ses étudiantes et assistantes. Krista, elle, est régulièrement présente à l'écran, sans que le spectateur ne s'en rende compte. Sa chevelure rousse permet de l'identifier pendant la conférence de presse du début, puis dans la rue, etc. Il semble que très tôt elle cherche avec Francesca à déstabiliser Lydia. C'est Francesca qui donne à la cheffe le livre au dessin abstrait, et c'est Francesca qui filme la tirade "anti-woke" de la Julliard School (on la voit au loin avec son portable) ; elle s'en servira plus tard en en faisant un montage accusateur.
Une amusante référence à Marlon Brando est faite lors du voyage final en Asie. Marlon Brando est connu pour son comportement totalement déplacé avec les femmes. Ce type de comportements est constamment dénoncé par la jeune génération tout au long du film. Or le guide de Lydia Tar en Asie lui dit qu'on ne peut pas se baigner dans le fleuve car des crocodiles se sont échappés lors d'un tournage de Brando, et qu'ils sont encore là. C'est une métaphore pour signifier que les abus fréquents à l'époque de Brando perdurent encore.
La scène des deux voisines trouve son duplicata dans les derniers plans du film. Todd Field a une vision extrêmement sombre de nos générations. Ils opposent les générations d'avant 1990 qui abusent, harcèlent, violentent (Lydia Tar, James Levine, etc.) et la jeune génération insensible, superficielle, etc. Et il considère que la jeune écrasera les vieilles. Le plan final nous montre une Lydia Tar devenue le bouffon d'une génération d'ados immatures, réduits à l'état de poupées décérébrées déguisées bêtement. Les deux voisines dupliquent cela : la jeune, déficiente mentale, porte le poids de la plus âgée incapable de se gérer seule et totalement sous la coupe de sa fille.
Pas très optimiste, tout ça...