Il entre d’ores et déjà dans la catégorie des meilleurs films de 2023 et pourrait se hisser encore plus haut. Cela tient en moins de dix mots : Tár de Todd Field est un chef d’œuvre.
Nous voilà devant le faux biopic d’une chef d’orchestre aussi géniale que glaciale, Lydia Tár. Elle dirige la philharmonie de Berlin. Le film commence par deux grandes scènes qui donnent le ton, comme deux mouvements denses et superbes d’une symphonie d’aujourd’hui. D’abord une « masterclass » entre Lydia Tár et un journaliste, qui permet de dresser le portrait de l’héroïne : sommité de la musique, chef acclamé, auteur d’un futur livre sur elle-même — Tár by Tár, rien que ça.
Ensuite un cours à Julliard, conservatoire supérieur privé de musique de New York de réputation internationale, où Cate Blanchett virevolte devant ses élèves dans un plan séquence virtuose de dix minutes. Oratrice magnétique, elle exécute l’un de ses élèves, un millenial woke qui se refuse à jouer Bach car c’est un « homme blanc cisgenre ». Le décor est planté.
Travail acharné
Dans une mise en scène âpre et épurée, on suit le chef d’orchestre, abrupt parce que génial, de Berlin à New York, en voiture avec chauffeur, dans sa vie : répétitions, scènes conjugales, moments de solitude. Lignes pures, modernité somptueuse. Nous sommes dans un univers d’élite intellectuelle, de travail acharné, de rivalités sinistres, aussi.
Lydia Tár, élève de Bernstein et spécialiste de Gustav Mahler, a les défauts qu’on prête aux grands hommes : Todd Field propose le portrait d’une personnalité écrasante, tyrannique et peut-être perverse. Peut-être, car le film sème des indices sans jamais trancher. Il ne se départit pas de la nécessaire subtilité, d’un sens de la nuance qui l’éloigne des pensums didactiques. Il n’y a pas là de démonstration. Simplement la radiographie éminemment pertinente de notre époque.
Cate Blanchett a dû elle-même fournir un travail titanesque pour jouer le rôle. Plonger dans l’univers de la très grande musique. Se pénétrer de la gestuelle d’un chef, d’un pianiste. Jongler avec l’anglais, l’allemand et ici ou là le français. Entrer dans la peau d’une psychotique. L’actrice, engagée corps et âme dans le projet, en est d’ailleurs également la co-productrice. Pour cette performance hors du commun, chacun s’attend à la voir récolter une myriade de récompenses — après les Golden Globes — totalement méritées.
La culture de l’effacement en pleine lumière
Et Tár pourrait bien être le premier grand film sur la cancel culture, dit-on déjà. Il porte aussi sur un personnage borderline, drogué au travail et au succès, qui s’enferme petit à petit dans sa folie. C’est en outre une réflexion sur la création et les créateurs. Sur le pouvoir, enfin. Rivalités, haines et désirs. Carriérisme, opportunisme et chausse-trapes existent dans tous les groupes humains, mais dans ce milieu-là, ils ont l’excuse d’être censés servir rien moins que l’art.
Avec cette fresque de près de trois heures dépourvue de la moindre longueur — c’est un exploit —, la critique est à juste titre dithyrambique. Mais Tàr reste un objet filmique mal identifié au sein d’une production hollywoodienne globalement archi-politiquement correcte. Aussi certains ont-ils du mal à y retrouver leurs petits. Marin Alsop, chef d’orchestre américain, a été la première à déterrer la hache de guerre : « Sur beaucoup d’aspects, Tàr semblait s’inspirer de ma vie. Mais après l’avoir visionné […] j’ai été offensée : en tant que femme, en tant que cheffe d’orchestre, en tant que lesbienne ». Offensant, le mot est lâché. Comme la meilleure preuve que le film et son héroïne, en décrivant froidement les mécanismes de la culture de l’effacement, tapent en plein dans le mille.
Le retour de Jdanov
Le grand tort du long métrage, selon les nouveaux maîtres penseurs, est en effet de montrer une femme imparfaite et même capable de coups bas. Ce faisant, Todd Field et Cate Blanchett tournent le dos au jdanovisme contemporain qui exige que chaque fiction ne décrive que des personnages positifs, bienveillants et conformes à la doxa : « Avoir l’opportunité de représenter une femme dans ce rôle et en faire une agresseuse, j’ai trouvé cela navrant. Je pense que toutes les femmes et féministes devraient être dérangés [sic] par ce type de représentation », poursuit Alsop — confondant fiction et réalité — courageusement relayée par Radio France.
Certains préfèrent d’ailleurs croire que Tàr s’inscrit dans le grand consensus « sororal » des années 2020. Ce film qui met en scène une héroïne géniale et écrasante, qui rejette explicitement le féminisme victimaire, ne serait-il pas, en réalité, un film « sur la puissance toute relative des femmes face à un monde qui ne veut pas se débarrasser du patriarcat ? », se demande ainsi gravement Paris Match.
Ou comment les lunettes idéologiques du moment peuvent empêcher de comprendre, et même tout simplement de voir, une œuvre décisive.