Que peut espérer de mieux un enfant de dix ans dans le fond ? Jojo a tout ce qu'un petit garçon de son âge peut désirer afin de répondre à son caractère insouciant et à sa soif insatiable d'aventure : un meilleur ami imaginaire que tout son pays et lui-même adulent, une bataille entre le bien et le mal dans laquelle on lui offre d'être partie prenante, des séjours ensoleillés dans une colonie de vacances pour apprendre à devenir un homme en compagnie de ses camarades et d'adultes dont il rêve de rejoindre les rangs, etc. Oui, Jojo est définitivement un enfant heureux que toutes ses aspirations soient ainsi considérées par les modèles ayant gagné sa plus grande fascination et son respect.
Seulement, Jojo ne grandit pas dans un univers de super-héros ou de rockstars auxquels pourraient s'apparenter ces derniers dans son regard, il est en réalité un petit Allemand bien plus qu'enthousiaste à épouser la cause nazie durant les derniers mois de la Seconde Guerre Mondiale.
La folie nazie incarnée dans le recrutement de ses plus jeunes compatriotes pour servir de chair à canon sur le front... Un tel cadre historique devrait amener de facto la noirceur la plus terrible dans n'importe quel esprit mais, apparemment, pas dans celui de Taika Waititi -et de Christine Leunens, auteure de "Le Ciel en cage" dont le film est adapté- qui va avoir cette idée de génie de nous placer dans les yeux d'un de ces enfants voulant volontairement s'enrôler sous les étendards de croix gammées de son pays ! En effet, au sein de l'esprit d'un petit être n'ayant connu que la propagande allemande de l'époque pour se façonner, servir la cause nazie devient une sorte de but ultime, une consécration d'un début d'existence où les idéaux nauséabonds diffusés par ce régime se nourrissent insidieusement de la naïveté de la jeunesse et servent d'exutoires à certains drames auxquels elle a déjà été confrontée. Entretenue savamment par le pouvoir en place, la bulle d'enfance viciée dans laquelle Jojo évolue contamine ainsi toute sa vision de la société allemande à l'écran. Tout y est représenté comme coloré et lumineux, un monde ordonné à l'extrême vu par l'imagination débridée d'un enfant de dix ans prêt à accepter tout le non-sens du régime nazi et une opposition manichéenne aux ennemis caricaturés comme des êtres monstrueux voulant le détruire. Avec son ami imaginaire Adolf Hitler pour le soutenir, Jojo est donc le plus ravi du monde de s'enrôler dans un camp des Jeunesses hitlériennes et espére devenir un membre imminent de la garde personnel du Führer.
Porté par ce petit personnage à la vision complètement tronquée de la guerre, le ton loufoque et surprenant de "Jojo Rabbit" démontre immédiatement l'ampleur de sa justesse ! Les pires inepties du pouvoir nazi deviennent à l'écran le vecteur d'un humour absurde dont le registre a priori léger a pour objectif de dénoncer la gravité du formatage de la pensée de toute une population. L'énormité des manipulations désespérées des Allemands à l'aune de leur chute est telle qu'elle ne peut plus compter que sur la crédulité aveugle des enfants pour espérer subsister un tant soit peu, voilà en substance ce qui émane de toutes ces situations burlesques vécues par Jojo et son meilleur ami Hitler, l'omniprésence de ce dernier agit d'ailleurs comme un puissant rappel au fait que tout cela est le fruit de la folie infinie (et infantile sur bien des aspects) d'un seul homme.
Ces œillères nazies portées par Jojo sur la réalité vont bien sûr être amenées à disparaître. Une découverte au sein même de son foyer va en effet peu à peu mettre à mal sa kyrielle de préjugés. Pas dans l'immédiat car, dans un premier temps, la surprise de cet événement (et l'image de la trahison qui en découle) va le repousser dans les retranchements de son monde illusoire, comme pour mieux intelligemment représenter le jusqu'au-boutisme fanatique lorsqu'il se sent menacé. Puis, Jojo va devoir s'y confronter et être mis devant le fait de contradictions qu'il n'avait jamais envisagées jusqu'alors. Cette prise de conscience grandissante sera exacerbée par la pureté d'une émotion inédite et qui, par sa seule force, va lever la brume de le cerveau "nazifié" de Jojo. Dès lors, les teintes colorées de son monde lumineux vont perdre de leur éclat, la simplicité rassurante des frontières entre le bien et le mal qu'on lui avait inculqué se fragilisera et l'image de son meilleur pote Adolf se fissurera afin de laisser place à son vrai visage pitoyable. Bref, Jojo grandit soudainement et le cadre faussement idyllique dans lequel il a évolué jusqu'ici ne peut que montrer ses limites face au nouveau regard qu'il lui porte.
Brillamment, Taika Waititi ne renonce jamais à convoquer l'humour absurde des premiers instants passé le tournant crucial de son long-métrage, il reste très présent comme Jojo demeure avant tout un enfant mais il est désormais ponctué d'une gravité bien plus apparente que son petit héros ne peut plus éluder. Devant la révélation d'une réalité terriblement complexe, tout ce qu'il définissait comme noir ou blanc n'a plus lieu d'être et la disparition de ces limites faciles s'incarnera aussi bien dans le destin de superbes personnages comme celui de sa mère (Scarlett Johansson) ou du capitaine K (Sam Rockwell) que dans la subtile liaison de ses sentiments à sa remise en cause au cœur d'un film prônant l'ouverture aux autres face à la haine dominante.
La filmographie de Taika Waititi nous avait bien sûr permis de déceler très tôt chez lui cette capacité à mettre en lumière cette part d'enfance prompte à bousculer la réalité morose du monde adulte, elle trouve ici avec "Jojo Rabbit" une sorte de paroxysme. Pas seulement dans la démarche risquée de faire rire avec l'atrocité de la guerre (il n'y a que quelques grands noms à y être réellement parvenus cela dit) mais aussi par la volonté de ne jamais perdre de vue ce qu'une telle approche peut véhiculer comme discours pertinent sur le cerveau d'un enfant vampirisé par la pire des propagandes. À dix ans, Jojo Rabbit a réussi à percer la bulle de haine dans laquelle on l'avait emprisonné, espérons que la leçon de tolérance émanant de la réussite du film de Taika Waititi en inspire d'autres -et de tout âge- à suivre le même chemin...