« Orgueilleux... Depuis qu’il souffle sur la ville un tourbillon de haine et de délation, toutes les valeurs morales sont plus ou moins corrompues. Vous êtes atteint, comme les autres. Vous tomberez, comme eux. »
Accusé à la libération d’avoir collaboré avec l’occupant nazi, Henri-Georges Clouzot fut lavé de tout soupçon peu de temps après. On lui reprochait, outre d’avoir travaillé avec la Continental, société de production sous capitaux allemands, d’avoir, à travers ce Corbeau, donné une mauvaise image des Français et des Françaises, sujet soi-disant repris par la propagande allemande pour justifier l’invasion de la France. Rien que ça. De nombreuses années durant, d’ailleurs, son film sera boudé tant par la droite catholique pour son apologie (pourtant très discrète) de l’avortement et par la gauche communiste pour sa noirceur. En vérité, la seule chose qu’on puisse reprocher à ce film, c’est la coiffure bavaroise de Micheline Francey.
Celle-ci donne la réplique à un fidèle de Clouzot, le fabuleux Pierre Fresnay, en médecin froid et distant. Autour d’eux, on retrouve une galerie de personnages savamment interprétés, Ginette Leclerc en nymphomane hypocondriaque, Pierre Larquey en doyen du corps médical et psychiatre blasé, Héléna Manson en infirmière aigrie, Noël Roquevert en directeur d’école naïf, Liliane Maigné en jeune peste de 15 ans pourtant déjà postière, Louis Seigner en médecin jaloux et Antoine Balpêtré en médecin chef alcoolique.
Le génie de Clouzot, scénariste et dialoguiste, avec Louis Chavance futur scénariste de Cayatte, c’est la tension qu’il fait monter au fil de la narration, opposant ses personnages au gré des dénonciations calomnieuses, laissant planer le spectre de l’indicible dans une pesante ambiance morale, jusqu’à nous plonger nous-même au coeur de la paranoïa collective. Il faut bien le talent des acteurs et actrices ainsi que l’humour noir des dialogues pour percer le pessimisme assumé de son récit, froid et implacable.
Sa palette technique et sa maîtrise parfaite des jeux d’ombres, elles, préfigurent le renouveau du cinéma d’après-guerre, d’Hitchcock à Melville en passant par Carol Reed.
En deux films seulement, Clouzot s’impose comme un génie du suspense et de la noirceur humaine. Le nombre de chefs d’oeuvre qu’égrène sa filmographie en atteste.