Pour un cinéphile, tout l’intérêt du film à « twist ending » consiste à savoir s’il goûtera une deuxième représentation, une fois dissipé le bien joué de l’esbrouffe scénaristique. « Sixième sens » de M. Night Shyamalan demeure à ce titre le parangon du genre. Faisant pleinement confiance aux pouvoirs de la réalisation et du montage pour promener le spectateur, cette œuvre a comme premier mérite de se fonder sur un synopsis simple et efficace.
Alors qu’il fête avec son épouse l’obtention d’un diplôme honorifique, Malcolm Crowe, un psychiatre pour enfants, est abattu chez lui par un de ses anciens patients. Revenu d’outre-tombe, il aide le jeune Cole Sear, rejeton d’une famille monoparentale, à accepter son don de medium, puis susurre à l’oreille de sa femme endormie des mots réconfortants qu’il a, en bon stakhanoviste américain, quelque peu négligés de prononcer au cours de sa carrière. Les deux quêtes post mortem accomplies, il peut partir en paix. Cette version sauvagement spoilée de « Sixième sens » laisse apparaître le pari de mise en scène joué par Shyamalan : faire d’un fantôme le personnage principal du film, sans que personne ne se doute de sa nature.
Il en résulte un exercice de maîtrise cinématographique, un contrôle constant de la forme qui ne saurait souffrir la moindre faille. Si on se contente d’y voir la mise en scène outrecuidante d’un démiurge, celle-ci peut à bon droit irriter, mais je préfère admirer paisiblement le travail d’un artisan consciencieux, plastronnant de manière bourrue, fier de son savoir-faire.
Ainsi, entre la séquence d’ouverture, qui présente l’assassinat de Crowe, et la séquence de rencontre avec le jeune Cole, une ellipse passe en force, sans ménagements ; c’est énorme, et pourtant tout le film se base sur cette imposture initiale, aussi discrète qu’une poutre dans un studio étudiant : « The Next Fall ». Les lumières et les couleurs s’affichent également de manière ostensible, semant des indices évidents, une onde rouge nimbant les apparitions du moindre spectre. La part belle est donnée enfin à la direction d’acteurs, pour laquelle Shyamalan s’avère doué. Le tour de prestidigitation consiste ici à placer Bruce Willis dans le cadre tout en soulignant l’incongruité de cette présence. Outre l’idée géniale de casting qui transforme ce baroudeur d’ « action movies » en psychiatre sensible, déroutant par la lueur candidement taquine qui brille dans son regard, le décalage est encore souligné par une reprise espiègle de divers topoï filmiques. J’avais trouvé ridicule lors du premier visionnage la conversation au début du film entre Crowe et son épouse, reflétée dans le cadre en verre de son diplôme fraîchement acquis… alors que Shyamalan nous invite simplement à prêter attention à chaque reflet, puisque le fantôme ne saurait y figurer. De même, ces scènes convenues de la mère consternée et impuissante qui laisse le psychiatre s’occuper de son enfant, ou de l’épouse indifférente aux excuses de son mari arrivant en retard au restaurant, et qui finit par payer seule la note, alertent sur l’impossibilité du fantôme à interagir avec les êtres humains. Les rencontres entre le gamin médium et Malcolm Crowe se multiplient alors, car il est seul à pouvoir le voir réellement. Il convient de rendre hommage au petit Haley Joel Osment, sur qui repose toute l’illusion mise en œuvre par Shyamalan. En effet, seule la force de persuasion qu’il insuffle de manière étrangement adulte à son jeu donne vie à Bruce Willis et trompe le spectateur. Il y a pourtant des leurres grossiers, qui sèment le doute. Le psychiatre, éminent intellectuel américain, cherche ainsi dans un dictionnaire latin la traduction du psaume : « De profundis clamo ad te, domine ». Bien sûr, Vatican II a causé bien des dégâts, mais tout de même… Cependant, voilà une scène où Bruce Willis touche et manie un objet, histoire d’égarer les petits malins qui auraient découvert trop tôt le pot aux roses !
Le twist a donc très bien fonctionné en 1999 (mais éventé aujourd’hui en raison d’une pléthore de déclinaisons navrantes) car Shyamalan sait ce qu’est un film et connaît la posture du spectateur contemporain, oscillant sans cesse entre le confort de la « suspension consentie de l’incrédulité » et des éclairs intermittents de lucidité.
Le mécanisme efficace du twist démonté, il reste à se demander : « Sixième sens » est-il vraiment un bon film ? Shyamalan associe en fait dans ce film deux tendances, avec des fortunes diverses, ce qui annonce déjà les montagnes russes de son œuvre à venir, du grotesque au sublime. La première ligne, fantastique, est une merveille du genre. L’atmosphère sobre, parfois éthérée, rendue par le chef opérateur Tak Fujimoto, dénote un classicisme qui se marie habilement avec l’horreur. Philadelphie, ses temples, ses églises catholiques, ses rues aux maisons en briques, se pose définitivement, avec Détroit, comme la ville la plus intrigante et la plus cinématographique des Etats-Unis. La composition de John Newton Howard, discrète et sensible, contraste avec de gros effets visuels, supports du twist mentionnés auparavant. Et tous ces éléments d’ambiance servent un art de l’apparition puisé aux sources de la J-Horror, dont l’influence sur Shyamalan ne me semble guère avoir été signalée jusqu’ici. Le réalisateur s’amuse en effet de « la théorie Kanaka » pour rendre ses apparitions de fantômes réellement effrayantes : les surgissements surprises sont bien des alibis pour transmettre le message « Vous êtes devant un film d’horreur, vous pouvez avoir peur », renforcé par une terreur construite par étapes, mais il contrevient dans le même temps à certaines règles pour ménager son twist, avec le point de vue d’un fantôme, qui parle et partage le plan avec une personne réelle.
Plus malheureuse en revanche est la seconde ligne du film, mélodramatique. Ce tribut que les réalisateurs de fantastique paient au mélo m’a toujours étonné. Je conçois bien la nécessité de poser un cadre réaliste au récit pour mieux y introduire le fantastique, et y mêler au besoin une critique sociale. Cependant, et je dois reconnaître ici un goût aveugle de l’exotisme, surtout lorsqu’il est nippon, ce que je tolère sans peine chez Hideo Nakata dans « Ring » ou « Dark Water » m’exaspère dans « Sixième sens ». Aussi la femme japonaise et son rapport curieux et malsain à la petite enfance m’intrigue-t-elle davantage que les éternelles ritournelles lacrymales du roman familial américain, ses comédies musicales de fin d’année devant lesquelles les parents s’ennuient poliment, ses mères célibataires esseulées qui chérissent plus que de raison leur enfant-roi, ses gamins freaks molestés qui prennent leur revanche sur la vie, ses maris absorbés par leur boulot qui n’ont pas le temps de dire « Je t’aime… » Fi ! Et pourtant… même ici nous sentons l’artisan, maîtrisant les clichés que son public goûtera forcément, lui offrant, certes par la marge, un happy end plein d’émotions.
Avec « Sixième sens », Shyamalan apparaît en définitive comme le Maupassant du cinéma fantastique. Il y a une patine classique, c’est efficace, sans coquetterie de style, parfois même un peu bourrin, et nous sortons de son film satisfait du spectacle offert, disposé même à le conseiller, avec malgré tout la vague certitude que ce n’est pas exactement cela, le véritable cinéma.