On peut être bien embarrassé en sortant d'un cinéma, lorsqu'on a détesté et qu'on se trouve néanmoins obligé d'admettre qu'il s'agit d'un vrai bon film. Voire plus. Que ce soit entendu : il serait insensé de qualifier de mauvais un film recelant tant de purs morceaux de cinéma, de scènes drôles et fortes, de dialogues mordants, intelligents, incroyablement interprétés et - comme toujours chez Iñarritu - mis en scène de façon si inspirée. Avec en plus ici cette ambition folle du tout plan-séquence qui, loin d'être une lubie ou un simple faire-valoir technique, suscite un réel sentiment d'immersion. Le désordre du théâtre, les apnées passagères dans la folie, l'étrangeté ou l'onirisme, les remontées soudaines à la réalité grinçante, l'importance accordée au détail, à la suggestion, à la réplique presque inaperçue, à la consistance de chaque personnage : tout fait remarquablement bloc, dans un souci de concision et de richesse admirable. De ceux qui méritent plusieurs visionnages avant d'en avoir épuisé le sens.
Mais il n'empêche que Birdman déploie aussi, de façon assez exécrable, la mode d'après laquelle il est devenu tendance d'être rance et misanthrope. Dès l'entame du film, le ton est donné :
un mauvais acteur manque d'être tué par un projecteur dont la chute interrompt l'interprétation ratée,
et cela est censé sonner comme une blague. Une méchante blague, mais dont il est attendu que l'on rie, d'un rire acerbe qui sera le seul rire ici autorisé. Près de deux heures l'on suivra donc la quête avide de reconnaissance d'un comédien ayant vingt ans auparavant interprété un super-héros, et qui, désirant désormais s'offrir une réputation d'artiste, ne s'épargnera aucun sarcasme. Rien ne lui importera que le regard de l'élite du théâtre new-yorkais : ni la solitude, ni le chagrin,
ni même la mort
ne seront rien à ses yeux s'ils sont à verser au tribut de son succès, et l'un après l'autre ils seront sans pitié tournés en dérision. Tout du long, on espérera une éclaircie, un peu de tendresse enfin sur la vie de cet homme auquel son ex-compagne dit si bien qu'il confond l'amour avec l'admiration... Mais jusqu'au plan final, jusqu'à cette étrange libération qui aurait pu être d'un lyrisme troublant et beau, le film reste surtout empreint de la même, pesante ironie.
Le plus désolant ici, ce n'est même pas ce ton âpre - pourtant étrange venant d'Iñarritu, dont le cinéma s'est toujours montré sincère et simple dans ses intentions. Ce n'est pas non plus le discours grossier tenu à l'égard des superproductions de divertissement.
(Quelle hallucinante scène, tout de même, que celle où Keaton, dialoguant avec Birdman, se remémore les "merdes" où "s’agglutinent des milliers de mouches", telles qu'il en tournait "en 1992", à l'époque où ne l'intéressaient que les dollars coulant à gros flots - le crachat incompréhensible, flagrant, à la face du pourtant sublime Batman Returns de Burton, donnerait presque l'envie de monter à l'écran baffer Keaton pour lui rappeler le sens du mot "gratitude".)
Mais il serait bête après tout de s'arrêter à cela, car le film joue à l'évidence de cette grossièreté pour ajouter, de façon drôle il faut avouer, aux sentiments excédés de son personnage.
Non, le plus désolant ici, c'est que Birdman - de loin le film le plus féroce de son auteur, donc - soit acclamé comme celui de sa consécration et noyé sous une pluie de prix et de nominations quand son dernier grand frère en date, le magnifique Biutiful, n'avait eu droit qu'à quelques jours d'exploitation et une royale indifférence. Le plus désolant donc, c'est que la réalité de l'accueil réservé à Birdman réitère ainsi le contenu même du film : un artiste cherchant à plaire, ne parvenant plus à retrouver la spontanéité d'un geste créatif libre, et son audience, ses critiques, assoiffés de traits percutants et de sarcasmes au point d'applaudir à tout rompre alors que l'artiste vient de mettre devant eux une balle dans la tête de ce que son cinéma avait gardé d'innocence.