« Tabou », la double réflexion des sens de Miguel Gomes.
Troisième long métrage du encore jeune mais déjà très talentueux réalisateur portugais Miguel Gomes, « Tabou » a débuté sa ressortie dans les salles obscures française, ce 18 août, commençant par l'incontournable cinéma parisien pour cinéphiles, le « Saint-André des Arts (dans lequartier latin), et se poursuivra au mois de septembre (au moins pour les informations), dans le cadre d'un cycle consacré au cinéaste lusophone.
Une excellente initiative de la part de Shellac, son distributeur français, qui donne l'occasion de (re)découvrir un film digne du cinéma avec un « C » majuscule, et ce, quand bien même il aurait été réalisé en couleurs plutôt qu'en noir et blanc.
Mais, pour pouvoir mieux appréhender, entrer, dans cette œuvre cinématographique, mieux vaut ne pas lire le synopsis officiel, qu'il s'agisse de celui rédigé pour les salles, et qui dévoile pratiquement tout des faits les plus importants du film, mais aussi de celui de son édition DVD (sorti dans une magnifique édition double digipack) qui, rien qu'en trois lignes vous indique un fait essentiel qui est la toute fin de la première moitié du film, ce qui vous rend l'attente de ce moment crucial, sans lequel la seconde moitié ne peut exister, particulièrement longue, vous empêchant de bien vous focaliser sur ce qu'à a dire le réalisateur et sans quoi vous raterez tout le profond intérêt et sens de « Tabou ». C'est d'ailleurs pour cela que nous n'avons, exceptionnellement, pas mis le synopsis officiel, préférant vous en proposer un rédigé de notre propre plume.
Comme indiqué au-dessus, « Tabou » - d'une durée d'1h50 au cinéma mais d'1h56 en DVD – se divise en deux parties - « Le paradis perdu » et « Le paradis » - non seulement égales en durée une fois l'exorde et le générique de fin décomptés (moments du films qui, eux-mêmes, se « gémellisent », de la même manière que les deux parties du récit, étant, à la fois, identiques dans leur structure – ici, la musique du film, composition pour piano seul par la pianiste portugaise Joanna Sa – mais tout autant reflet l'un de l'autre), mais bien inverses l'une de l'autre, que ce soit par le propos, les éléments narratifs, l'époque et la temporalité (la première partie se déroulant en décembre janvier 2010-11, alors que la seconde se passe de février à novembre d'une année non précisée durant la sixième décennie du XXè siècle), etc... Et jusqu'au modus operandi du cinéaste, avec, d'abord, beaucoup de dialogues qui laissent la place à environ 50 minutes de film où aucun mot n'est audible des personnages, remplacés par des « voix-off », autrement dit, que de la narration, à laquelle s'ajoutent, toujours par une prise de son extérieure aux scènes qui se déroulent, la lecture des lettres des deux principaux protagonistes, un message radio et des musiques qui, bien que faisant parties intégrantes des scènes, sont « plaqués » dessous et non pas intégrées dans le son d'ambiance.
Il est, d'ailleurs, très important de parler de cette particularité du film de Miguel Gomes car, bien plus qu'un « effet d'auteur » pour se montrer « à part » de façon artificielle et commerciale, il y a bien une démarche réfléchie, et ce de façon approfondie. En effet, dans cette seconde partie de « Tabou » intitulée « Le paradis », tous les sons d'ambiance des scènes sont présents... ou presque. Par exemple, si on entend bien le bruit que fait l'eau lorsque des petits cailloux sont jetés dedans, les « ploufs » des corps plongeants dans la piscine, eux, sont totalement absents. Même principe d'absence du bruit que font les corps des personnages, dans la mer, tandis qu'ils s'y ébattent, alors, que, en même temps, le bruit des vagues, elles, sont présentes. En fait, tout ce qui tient de « l'expression humaine » est ce qui est retiré de la bande-son. Seuls les bruits des chaussures sur la terre africaine sont audibles, justement parce que leur son n'est pas de l'ordre du langage humain, qui, outre les dialogues, est prolongé, dans « Tabou », jusque dans ces bruits qui expriment les sensations des corps.
Film absolument sensuel dans tous les sens (de son histoire à son utilisation du décalage sonore pour exacerber, mais aussi, « désorienter » les sens du spectateur), « Tabou » nous entraîne, pourtant, aussi dans les temps et les espaces par un traitement de ceux-ci véritablement métaphysique de cette histoire d'amour qui nous est contée, mettant l'Amour (avec un grand « A »), lui-même, dans cette « dimension autre » qui elle la seule pouvant contenir la puissance infinie de ce sentiment inénarrable lorsqu'il et vécu pleinement. Et, le plus extraordinaire, est que Miguel Gomes, sorcier du cinéma par sa façon si singulière de traiter ses sujets, arrive à nous envoûter au point que l'on en arrive à croire, à la fin des 1h50 de ce film, que l'on a eu pleinement compris l'histoire qui vient de se dérouler sous nos yeux, alors que, en réalité, pour que cela puisse être le cas, il faut reprendre le film du début et le voir, si possible aussitôt, une seconde fois dans son intégralité, afin de pouvoir capter toute la dimension « au-delà » de l'espace/temps du récit. C'est ce dont nous avons eu la chance de nous apercevoir grâce à notre retour au tout début du film, dès la fin du générique de fin (n'ayant pu nous rendre à l'unique projection qui nous était accessible à ce moment-là, c'est sur l'édition double DVD que nous avons vu ce très grand film). Faisant ce retour à son commencement du film, pour y noter une information technique, nous avons été stupéfait de constater à quel point les deux extrémités de l’œuvre se correspondent, se répondent et même s’enchaînent, de la fin de la toute dernière scène au début de la toute première, et, décidant de voir jusqu'où cela nous amenait dans cette correspondance, cette « réversibilité » et cette écho que se font ces deux parties du film, nous avons cheminé, pour une seconde fois, sur les routes tracées par le réalisateur, voyant, à la fois, le même film, mais, en même temps, tout un autre.
P.S. : « Tabou » est sorti, initialement, en France, le 5 décembre 2012. Et, « hasard » des programmations des distributeur, le même jour ressortait, sur les écrans français, le film « Le fleuve », de Jean Renoir, dans une version restaurée. Si nous portons cette sortie sortie simultanée des deux films à votre connaissance, c'est parce que, dans un ouvrage d'entretien avec Miguel Gomes, sorti, lui aussi le 5 décembre 2012, le réalisateur portugais y indique que « Le Fleuve », de Renoir, est son film préféré de tout le 7ème art. Mis sur cette piste, l'un de nos confrères, Aureliano Tonet, a eu l'idée de réaliser une étude comparée passionnante des deux films, démontrant toutes les similitudes existantes entre les deux œuvres cinématographiques, et comment le second a si bien servi d'inspiration au premier, sans pour autant faire de plagiat, mais bien plutôt, d'en rendre le plus bel hommage qui soit. L'article en quesiton d'Aureliano Tonet a été publié dans le 7 décembre 2012 dans le journal « Le Monde », toujours disponible sur son site et que nous vous invitons à lire, également.
Christian Estevez