Réalisateur haut en couleur à la langue bien pendue ainsi qu'à l'univers cinématographique hautement déjanté (et férocement critique devrais-je ajouter), Alex de la Iglesia est parvenu à nous pondre des ovnis jubilatoires : "Action Mutante" (1993) et Le Jour de la Bête (1995) dans lesquels on retrouve par moment le style trash de Peter Jackson à ses débuts, "Perdita Durango" (1997) qui lorgne du côté du Sailor et Lula de Lynch (1990) mais avec plus de folie furieuse (d'ailleurs les deux films sont des adaptations de deux romans de Barry Gifford), "Mort de Rire" (1999) qui reste l'un de mes préférés et bien entendu les thrillers comiques "Mes Chers Voisins" (2000), farce absurde sur la cupidité mettant en scène Carmen Maura aux prises avec des locataires meurtriers mais complètement stupides et Le Crime Farpait (2004), satire truculente où un vendeur donjuan dans le prêt-à-porter se voit contraint au chantage affectif par une collègue disgracieuse après l'avoir vu accidentellement tuer un concurrent. Il y aura eu néanmoins des déceptions dans le lot : "800 Balles" (2002) et "Crimes à Oxford" (2008) tout particulièrement, "Un Jour de Chance" (2011) dans une moindre mesure. En 2010 sortait "Balada Triste", certainement le film le plus noir du réalisateur à ce jour.
Lorsqu'on vous propose de visionner un film avec un ou des clowns dedans, nul doute que la première pensée qui vous traversera l'esprit sera "film d'horreur", la faute très certainement au téléfilm "Il est revenu" (1990). C'est un drôle de constat : le cinéma fait grandement en sorte de représenter cet être amusant et farceur en une créature malsaine et effrayante, qu'elle soit humaine ou non. Et si en fin de compte le clown, à l'instar du singe dans les folklores de certaines cultures représentait "l'ombre", cette partie non-reconnue de la psyché humaine où "le primitif vit encore dans l'homme civilisé" selon Carl G. Jung ? Quoiqu'on en dise, il n'y a rien de plus étrange qu'une confrontation avec ce personnage en dehors d'un cirque, surtout s'il est l'acteur central d'un long-métrage signé De la Iglesia... Pour résumer "Balada Triste", c'est avant tout un règlement de compte entre deux clowns instables, à la fois bourreaux et victimes, mais pas que. L'intrigue commence en pleine guerre civile espagnole, un clown auguste est recruté par les républicains et finit par massacrer avec une violence inouïe des franquistes. Arrêté, il est condamné aux travaux forcés dans le projet de construction del Valle de Los Caidos (monument commémoratif nationaliste situé à 50 km de Madrid) et enseigne à son fils que pour lui qui n'a connu que la mort, la seule façon d'être heureux passe par la vengeance. Il est tué devant son fils Javier qui éborgne son assassin, un colonel. 36 ans plus tard, alors que l'Espagne franquiste connaît son crépuscule Javier est devenu clown blanc et se voit confronté à son associé et patron Sergio, homme alcoolique, amoral et violent qui joue le clown auguste. Entre eux Natalia, acrobate virtuose et compagne de Sergio ayant fait chavirer le cœur de Javier, qui provoquera leur perte.
Je suis ressorti du visionnage de ce film avec une amertume peu commune. Pas celle que l'on ressent en ayant perdu son temps devant un navet, mais bien celle qui s'installe quand on ressort éprouvé par un film coup de poing. J'ai aimé "Balada Triste", je l'assume, car il sait mettre en lumière ses protagonistes, car il évoque une période sombre de l'Espagne moderne équivalente à notre France insouciante qui a vu déferlé la vague du nazisme et dans son sillage la collaboration pétainiste, car malgré sa mise en scène onirique et surréaliste parfaitement maîtrisée et des séquences osées et hallucinées
le père de Javier affublé d'une robe de petite fille partant massacrer du franquiste à coups de machette, la mutilation de Sergio par Javier à l'aide d'une trompette ou encore la morsure que ce dernier inflige à Franco lui-même
le ton du film est grave, mélancolique. Profondément pathétique même. Bien sûr la dérision vient pointer le bout de son nez de temps à autre, il suffit de voir l'enchaînement de situations toutes plus déroutantes et aberrantes, pas de quoi sombrer dans l'hilarité non plus car la noirceur et la cruauté humaine suinte comme du goudron. Ce qui fait la force de ce film, ce sont ces scènes intermittentes venant ramener un semblant d'humanité aux personnages, si elles ne vous arrachent pas la larme à l’œil au moins feront-elles vaciller vos petits cœurs de pierre. Plusieurs d'entre elles sont émotionnellement puissantes,
celle où Javier rentre armé jusqu'aux dents dans le cinéma et contemple bouleversé un passage du film "Sin Un Adiós" (1971) lequel montre le chanteur Raphaël (Sánchez, pas Haroche) entonner le titre éponyme du film - Balada Triste (de Trompeta) - avant de s'adresser à Javier et tenter de lui faire reprendre raison, puis bien entendu la scène finale lorsque Sergio et Javier, réalisant qu'avec la mort de Natalia ils ont perdu jusqu'à leur raison d'exister, s e regardent puis s'effondrent en un mélange de rire nerveux et de larmes.
Magnifique métaphore d'une Espagne meurtrie et divisée idéologiquement
(on assiste à l'attentat d'ETA contre Carrero Blanco, le successeur présumé de Franco avant Juan Carlos)
, magnifique leçon de cinéma qui prend aux tripes. De la Iglesia ne sait pas seulement bien manier la comédie noire, il connaît aussi les ressorts du drame. Carlos Areces (Javier) campe un parfait agneau que la rancœur, la solitude et surtout la passion amoureuse vont transformer en loup, Antonio de la Torre (Sergio) bien qu'antipathique et pervers à souhait réussit à nous faire ressentir de la pitié, on devine son parcours chaotique et son besoin d'être "aimer"
(il ne vit que pour son métier et adore faire rire les enfants)
et enfin Carolina Bang (Natalia) est merveilleuse en acrobate sensuelle mais ambivalente, incapable de choisir entre ses deux prétendants devenant de ce fait objet de désir et de souffrance.
Dans l'esprit et l'ambiance de "Freaks" (1932), "Le Fantôme de l'Opéra" (1962) et "Phantom of the Paradise" (1974) ou encore de "l’Échine du Diable" (2001), Balada Triste est à voir, car tout autant grotesque et grandiloquent soit-il dans sa forme, il raconte les déboires d'un trio victime-sauveur-persécuteur s'enfonçant dans la folie et le désespoir. Une tragédie humaine assumée avec beaucoup d'originalité et de jusqu'au-boutisme comme seule Alex de la Iglesia pouvait la réaliser. Pour finir, je clos cette critique avec cette citation d'André Suarès qui illustre parfaitement ce qu'évoque "Balada Triste" : "L'art du clown va bien au-delà de ce qu'on pense. Il n'est ni tragique, ni comique ; Il est le miroir comique de la tragédie et le miroir tragique de la comédie."