Après l'Allemagne de l'Est de "La Vie des Autres", la Roumanie des dernières années de la dictature stalinienne de Nicolae et Elena Ceaucescu nous vaut un autre film passionnant sur le combat difficile des simples citoyens pour leur survie dans un régime totalitaire. Là où Corneliu Porumboiu dans "12 h 08 à l'Est de Bucarest" traitait la description de cette société étouffante sur le mode de la comédie, Cristian Mungiu a choisi une tonalité bien différente.
Très vite, le spectateur est entraîné dans la tension que subissent les deux jeunes femmes, et particulièrement Otilia que Cristian Mungiu suit de bout en bout comme les frères Dardenne suivaient Rosetta (Tiens ? Une autre palme d'Or...). Comme chez Gus Van Sant ou dans "L'Esquive", il laisse les scènes se dérouler, aller au bout de leur logique interne, sans ellipse ni accélération ; la scène d'ouverture où la blonde Otilia tente d'insuffler son énergie à la brune Gabita qui planifie son avortement comme on prépare un voyage, ou celle, insupportable, où l'avorteur qui est affublé du pseudo impossible de Monsieur Bébé joue lentement de la culpabilisation et de la pression morale pour parvenir à ses fins, ou encore celle où Otilia erre de nuit dans les faubourgs sordides pour trouver un endroit où se débarasser du foetus, toutes ces scènes peuvent paraître longues. Mais cet étirement est nécessaire pour accompagner le cheminement douloureux des deux personnages, et l'absence de musique concourt à ce sentiment de vérité et de proximité.
S'il n'y a pas de musique pour indiquer au spectateur quelle est l'émotion attendue, la bande son est très travaillée, et ce d'autant plus que Cristian Mungiu accorde beaucoup d'importance au hors champ. L'eau qui coule quand Otilia se lave après le viol, ses pas sur un pont métallique dans son errance nocturne, la musique du mariage qui se déroule dans l'hôtel, tous ces sons renforcent le sentiment de menace qui pèse sur la jeune femme corseté par le cadre et la lumière blafarde qui baigne les longs corridors, les chambres d'hôtel ou les appartements des travailleurs méritants éclairés par des néons défaillants.
Filmée en plan fixe et frontalement, la scène où Otilia doit supporter la conversation des invités de la mère de son ami est emblématique de cette maîtrise du rapport entre ce qui est dedans et en dehors du cadre. Ce qui importe narrativement, c'est l'urgence pour Otilia de s'échapper de ce traquenard pour prendre des nouvelles de son amie qui est peut-être en train de se vider de son sang. Mais comme elle, le spectateur doit endurer les platitudes de ces bureaucrates conformistes et faussement chaleureux, débitées pour certaines par des personnages coupés bord cadre.
Car une des forces de ce film réside dans sa capacité à raconter à la fois un destin individuel, celui d'une jeune femme confrontée à l'avortement clandestin (ce qui n'est pas une spécificité roumaine, il suffit de voir "Vera Drake" ou "Une Affaire de Femmes"), et aussi de montrer le quotidien d'une société totalitaire, au travers de petits détails accessoires : la mère d'Adi qui se lève tôt pour faire un gâteau "avant la baisse du gaz", la solidarité des voyageurs devant les contrôleurs du bus, la queue devant un magasin. On ne voit jamais la Securitate, mais on perçoit tout autant sa présence qu'on voyait celle de la Stasi dans "La Vie des Autres".
Les deux actrices sont à la hauteur de leurs personnages : Laura Vassiliu, tragiquement enfantine, et surtout Anamaria Marinca, qui rappelle la Sandrine Bonnaire de Pialat, dans son mélange d'intensité et de fragilité. A l'exception peut-être du plan du foetus sur le carrelage de la salle de bains, rien n'est inutile dans "4 mois, 3 semaines, 2 jours". Sans fioritures mais avec une véritable rigueur formelle, Cristian Mungiu réussit à rendre passionnant un sujet à priori plombant, et si la noirceur du récit rejoint celle du cadre politique et esthétique, il maintient une étincelle d'espoir en montrant la capacité de l'humain à manifester le meilleur (le dévouement d'Otilia) même au coeur de la nuit.
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