Allociné : Comment avez-vous rencontré Laurent Cantet, le réalisateur de L' Emploi du temps ?
Aurélien Recoing : Il m'avait repéré dans La Vie moderne de Laurence Ferreira Barbosa où j'incarnais l'époux d'Isabelle Huppert. Il a mis un visage sur Vincent, le personnage de l'histoire qu'il était en train d'écrire. Il ne me connaissait pas vraiment avant. Il m'a donné le scénario. Il s'est passé quelque chose de vraiment fort que je n'avais encore jamais vécu au cinéma. Je me suis mis à lire et relire le scénario à tel point que je le savais pratiquement par coeur. Il fallait que je fasse ce travail avant de rencontrer Laurent à nouveau, alors que je pouvais très bien ne pas avoir le rôle.
Le rôle faisait référence à beaucoup de situations qu'on avait pu me raconter ou que j'avais pu vivre moi-même. Il y avait un vrai aspect synthétique : Vincent représentant tous les hommes et femmes de cette terre. J'étais serein mais en même temps très touché.
Le travail a commencé tout naturellement avec Laurent qui filmait avec une petite caméra DV. Pendant six mois, nous avons tous fait un travail de découverte des acteurs, du scénario. Cette période pour L'Emploi du temps était très précieuce. On retravaillait les scènes par petites touches avec l'ajout, peu à peu, des acteurs non professionnel -le père, les enfants, les hommes d'affaires.
Vous êtes vous inspiré de la vie de Jean-Claude Romand pour incarner Vincent ?
Mon épouse, qui est américaine, m'a raconté une histoire semblable à celle de Jean-Claude Romand : il s'agissait d'un jeune homme qui disait faire des études d'avocat aux Etats-Unis et qui a été obligé au dernier moment, avant de recevoir le diplôme, de révéler à sa famille qu'il n'avait pas fait ses études. Pendant le tournage, on m'a raconté une histoire similaire. C'est arrivé à plein de gens.Je me suis également intéressé à mon propre comportement. Il m'est arrivé de disparaître, de donner le préavis de mon appartement sans savoir où j'allais habiter par la suite, d'acheter une voiture et de mettre mes affaires dedans en ayant ainsi l'illusion d'être un homme totalement libre. Tout le monde vit des moments semblables.
Pour Laurent Cantet, L'Emploi du temps n'était surtout pas l'affaire Jean-Claude Romand. J'ai lu L'adversaire, le livre d'Emmanuel Carrère, trois moisaprès le début du tournage et cela m'a glacé. J'ai compris que ce n'était surtout pas là où il fallait aller. Je crois que Nicole Garcia (ndlr : avec son film L' Adversaire), se confrontant à cette oeuvre, va faire un tout autre type de film. La tragédie de cet homme qui a vraiment vécu ne peut pas être celle de Vincent qui est plus commun. C'est plus un dérapage ordinaire ; la déclinaison de tous les dérapages ordinaires qu'on peut avoir dans une vie.
Je ne pouvais pas ignorer Jean-Claude Romand mais je ne pouvais pas tenter de l'incarner. Sinon j'aurais du le rencontrer, travailler complètement différemment, m'imprégner de lui. Il ne fallait pas de pathologie, de schizophrénie, il ne fallait pas que Vincent soit double.
Comment faire pour incarner un menteur ?
On s'était mis d'accord avec Laurent Cantet : il ne fallait pas que mon personnage mente trop bien, il ne fallait pas non plus qu'il soit mauvais menteur. Il fallait qu'il soit juste à la frontière pour naviguer à vue étape par étape. Il n'est pas manipulateur. S'il l'était on ne s'intéresserait pas à lui, on verrait une performance de manipulateur mais cela ne renverrait pas à notre propre vie. On voit même qu'il est pris à son propre piège. Il sait que vivre dans le mensonge ne durera pas longtemps, pourtant il ne peut pas s'empêcher de continuer pour survivre. Il a de vrais moment de bonheur, seul, dans sa voiture.
La voiture est sa seconde demeure. Elle est presque un personnage du film...
La voiture est un élément vivant. Vincent en change au milieu du film : il prend un véhicule tout terrain qui est un monstre de facilité avec lequel on peut grimper sur les pentes les plus escarpées. Il a alors le sentiment de pouvoir aller n'importe où avec sa voiture. J'ai fait l'expérience en Crête, en traversant des endroits où il n'y avait pas de routes. Y passer en voiture c'est avoir un sentiment de grande liberté. Il y a aussi l'illusion de se fondre dans l'objet voiture.
On a l'impression que Vincent arrive à s'adapter à chaque endroit où il se trouve...
Oui, dans chaque situation il est un caméléon. Il fond ses atomes de chair, d'être, de regard dans les choses. Il y a ce plaisir d'être pleinement là. Il le vit sans le savoir. Comme dirait Laurent, il est une sorte de fantôme de chair et de sang qui traverse tout.
La fin du film est vécu différemment selon les spectateurs. Certains la trouvent heureuse alors que d'autres la vivent comme un échec pour Vincent...
Le problème s'est posé dès l'écriture du scénario. On ne voulait pas d'un happy end. On voulait que ce soit quelqu'un qui ne soit plus capable de s'intégrer dans la société.
Il y a une catharsis qui s'opère comme lorsqu'on va voir Oedipe. C'est joué comme du théâtre grec, c'est du Sophocle, on se pose la question de sa place dans le monde. Certains diront c'est foutu pour lui, d'autres diront : c'est foutu mais il va se tirer dans deux mois, il va recommencer, partir avec sa femme et ses enfants. D'autres expliqueront que cette expérience va lui permettre de revivre et de devenir le meilleur consultant financier du monde ; de toute façon il ne sera plus jamais le même. Toutes les ouvertures ou impasses sont possibles. A vous de décider...
Propos recueillis par Marie-Claude Harrer