Un Homme abîmé vous a valu le Prix du Meilleur acteur au Festival de la Fiction TV de La Rochelle en 2019. Le téléfilm a mis beaucoup de temps avant d'arriver à l'antenne sur France 2, ce qui a créé un grand décalage entre le moment où vous l'avez tourné et celui de le défendre. Cela doit être étrange d'en faire la promotion avec autant de recul...
Yannick Choirat : Oui, c'est un peu particulier ! (rires) Après, comme c'est un film que j'aime beaucoup, je m'en souviens très bien, et les problématiques qu'il soulève sont encore actuelles. Il a beau avoir été tourné en 2018, l'essentiel est toujours là. Ca ne m'a pas vraiment posé de problèmes de faire la promotion si tard - et puis on était sur les starting-blocks depuis un moment, donc on avait très envie qu'il sorte !
Vous avez déclaré en interview que plusieurs acteurs avaient décliné le rôle avant qu'on ne vous le propose, et que ça avait suscité votre intérêt. Comment vous expliquez que le rôle de Vincent puisse faire peur à un acteur ?
Justement, la scène de viol et la pudeur d'un acteur qui va devoir se mettre à faire ce genre de scène, je pense que c'est la question centrale du film. Si on considère le film uniquement autour de cette scène-là, ça n'a pas grand sens. Quand j'ai lu le script, je me suis assez vite rendu compte qu'il y avait plusieurs grilles de lecture, et que finalement le viol était aussi un prétexte pour parler d'autre chose.
C'est un sujet en soi et on le traite complètement, mais je pense que pour certains, cela touchait à leur image. En tant qu'acteurs, on est toujours exposés, c'est notre image qu'on met en jeu. Mais c'était justifié d'un point de vue dramatique d'en passer par là pour raconter cette histoire : comment on peut enlever des pierre à l'édifice de la virilité, de la survirilité masculine.
Justement, en parlant de survirilité, une des premières réactions de Vincent après son agression lorsqu'il retrouve ses proches, c'est d'acheter une grosse voiture, comme pour réaffirmer sa masculinité à travers le matériel...
C'est un peu ça oui ! (rires) C'est une sorte d'arbre qui cache la forêt. Il fallait un truc encore plus énorme pour cacher le mal-être dans lequel il se retrouve au moment où il rentre chez lui.
On observe aussi qu'il n'arrive pas à témoigner de preuve d'amour à son entourage autrement que par des cadeaux, comme si l'argent était le seul moyen pour lui de montrer son affection, à défaut de réussir à exprimer son ressenti.
C'est exactement ça. Après la violence qui s'est abattue sur son fils, c'est la seule manière qu'il trouve pour se faire pardonner... C'est assez pathétique de se rattraper les choses comme ça. Je trouvais ces choses-là assez fortes dans le scénario : ça peut vite être ridicule, mais en même temps, c'est tellement humain cette façon de vouloir rattraper le coup quand on a pas les codes, ou que les valeurs qui nous ont été transmises sont archaïques.
Le téléfilm parle justement de ça, de l'importance de la déconstruction. Il n'évite pas de montrer des réactions qui peuvent être dures, impulsives même de la part de Vincent, mais qui sont assez réalistes, puisque en tant qu'homme ayant reçu une certaine éducation sans avoir de recul nécessaire, prendre soin de soi peut paraître compliqué.
Oui, et il montre aussi qu'on n'est pas tout seuls. On a le droit de demander de l'aide à nos proches, à notre compagne, à nos enfants. Parfois, ils sont beaucoup plus intelligents que nous sur certaines choses, beaucoup plus sensibles. Mais on nous a tellement inculqués le fait d'être les maîtres de la maison... C'est un peu ça Vincent, je trouve. Le bon père de famille, à l'ancienne. C'est tout un système qu'il faut absolument réformer.
Chloé, l'épouse de Vincent, qui est jouée par la formidable Anne Marivin, le confronte et le bouscule pour qu'il demande de l'aide, parce qu'elle sent qu'il lui cache quelque chose de grave. A un moment, elle lui reproche d'être trop orgueilleux pour parler. Est-ce l'orgueil, plus que la honte, qui empêche Vincent de parler, selon vous ?
Je pense que c'est les deux mêlés. La grande difficulté, c'est d'arriver à dénouer toutes ces raisons-là et d'essayer de les comprendre. C'est de l'orgueil mêlé à de la honte de ne plus savoir, d'être complètement perdu dans ce moment de traumatisme. De se dire que ce n'est rien, qu'on peut s'en sortir tout seul. Et en fait non, on aura toujours besoin de quelqu'un. C'est la beauté du propos du téléfilm : baisser les armes, enlever l'armure et accepter cette faiblesse. La nécessité de l'autre, c'est tellement important.
Le téléfilm est aussi parcouru par la question de l'homophobie, car Vincent, hétérosexuel, est violé par un homme. Il y a notamment cette scène très dure que vous évoquiez, dans laquelle il s'en prend à son fils Jules (joué par Jérémy Gillet) qu'il surprend en train de se maquiller.
Il y a ça, il y aussi le moment où il se pose des questions sur le professeur de piano de son fils, qu'il "soupçonne" d'être gay, et aussi ce moment où il va séduire une femme dans un bar pour se rassurer sur le fait d'être un "vrai mec", de voir si ça marche toujours, au point de presque l'agresser sexuellement.
C'est ce que j'aime dans l'écriture de Pierre (Linhart, le scénariste, ndlr). Même s'il a ramassé tout ce processus en 90 minutes car c'est ce qu'on fait dans une fiction sur un temps donné, il a réussi à cocher toutes les étapes qui seraient possibles chez une victime de viol comme Vincent. Et cette part d'homophobie latente est finalement liée à de la peur. On a affaire à un homme pris en étau entre deux générations, celle de son père et celle de son fils, et qui a du mal à faire la transition, là où son fils lui a déjà fait avancer les choses.
Le fils et la femme de Vincent tentent de lui faire comprendre qu'il ne va pas la perdre, sa virilité, et qu'elle ne se situe peut-être pas là où il le pense. Je trouve ça très beau car ça raconte vraiment notre époque. Même s'il a été tourné en 2018, le film montre qu'il y a encore beaucoup de travail à faire. Il suffit de regarder les informations pour ça...
Outre le fait d'ouvrir un dialogue nécessaire, pensez que le téléfilm pourra aussi permettre de répondre au commentaire qui est souvent fait lorsqu'on amène le sujet des femmes victimes de violences sexuelles : "Et les hommes victimes, alors ? On en parle jamais?"
Oui, j'espère que le film sera vu et qu'il y aura une forte identification, parce qu'il n'est pas facile à diffuser. C'est pour ça que ça a pris du temps, et qu'il fallait le faire au bon moment. J'espère qu'il aura un écho auprès de la gent masculine, parce que ça force vraiment à l'identification.
Et on sait bien que les victimes de viol sont malheureusement le plus souvent féminines et qu'il y a une proportion moindre d'hommes, mais le fait de se mettre à la place de ces victimes-là est important pour comprendre pourquoi une personne va porter plainte dix ans plus tard, pourquoi on combat le harcèlement. Toutes ces problématiques actuelles qui se rejoignent et qui, parfois, sont l'objet de railleries. Mais au final, si on arrive à s'identifier vraiment à une victime, ça peut changer la donne.
J'aime aussi cette scène avec le policier lorsque Vincent porte plainte, avec cet acteur qui est vraiment très bien car il est sobre et n'en fait pas des caisses : on a le cliché du flic un peu bas du front qui pose des questions très limites, mais il fait son métier. Et ensuite Vincent se retrouve avec une femme officier pour déposer sa plainte, et c'est le premier moment où les barrières cèdent. Avouer ça devant une femme, se montrer aussi vulnérable, cela représente beaucoup pour lui.
A travers ce rôle et le sujet qu'il permet d'explorer, je trouve qu'il y a une continuité indirecte avec la mini-série Laëtitia de Jean-Xavier de Lestrade, dans laquelle vous avez joué en 2019. Vous aviez eu des mots très justes lors de votre discours au Festival de La Rochelle cette année-là, en disant que le sujet des violences sexistes devait être aussi une affaire d'hommes si l'on souhaite qu'elles prennent fin un jour.
Complètement. D'ailleurs, les deux fictions étaient présentées au Festival de La Rochelle à ce moment-là, et je ne pouvais pas m'empêcher de faire le lien. Tout en lisant le livre d'Ivan Jablonka, l'auteur de Laëtitia mais aussi du livre Des Hommes justes, je m'étais penché sur des ouvrages féministes qui parlaient de virilité, notamment Le Mythe de la virilité d'Olivia Gazalé.
Il m'a beaucoup aidé quand je travaillais sur Un Homme abîmé : il raconte d'où vient ce mythe, des valeurs chevaleresques, toute cette construction autour... Il y avait un lien évident pour moi. Dans Laetitia, dont le sous-titre du livre de Jablonka est La fin des hommes, on avait des portraits d'hommes en pleine destruction, mais aussi en face des portraits d'hommes justes, comme le juge d'instruction ou le gendarme que j'interprétais.
Nourri de ces rôles et de toute cette réflexion, vous considérez-vous comme un homme déconstruit aujourd'hui ?
Je pense qu'il y a encore du chemin ! (rires) J'y prête attention tous les jours. Mais je sais qu'il y a des choses qui restent ancrées. C'est normal, c'est humain; on ne change pas du tout au tout du jour au lendemain. Je pense vraiment qu'il faut engager un changement collectif. Mais avec les réseaux sociaux, il y a eu une vraie accélération de la pensée ces dernières années, notamment grâce au mouvement #MeToo.
C'est ce que je me dis en observant ce qui se passe actuellement en Ukraine : quand on prend du recul, on se dit qu'on est un peu sur cette planète par accident. L'humain a construit des mythes à n'en plus finir, qu'ils soient religieux, sociaux ou culturels pour justifier notre présence sur Terre, et on est encore en train de se poser la question de l'égalité homme-femme alors qu'on a tous pratiquement rien à faire ici ! (rires)
Pour finir, dans quoi pourra-t-on vous retouver prochainement ?
J'ai beaucoup tourné l'année dernière. J'ai fait trois séries, et j'ai joué dans cinq films qui vont sortir cette année. Tout d'abord la série Sentinelles, qui sera disponible le 5 avril sur OCS, qui est aussi d'actualité puisqu'elle parle de l'opération Barkhane au Mali et de l'ingérence française. Une superbe série qu'on a tournée au Maroc, réalisée par Jean-Philippe Amar et écrite par Frédéric Krivine et Thibault Valetoux, qui était un élève scénariste de la Fémis. J'ai aussi tourné dans Les Combattantes, une série TF1 qui se déroule pendant la Première Guerre mondiale avec Audrey Fleurot.
Ensuite, j'ai tourné avec Philippe Faucon un film sur les harkis à la fin de la guerre d'Algérie, comment on s'est séparés de ces soldats qui ont aidé la France et comment on les a trahis. Toujours des sujets assez sombres, je ne désespère pas de faire de la comédie un jour ! (rires) J'ai aussi joué dans Vous n'aurez pas ma haine, adapté du livre autobiographique d'Antoine Leiris sur les attentats du Bataclan, réalisé par Kilian Riedhof avec Pierre Deladonchamps.
Si, j'ai quand même fait une comédie : L'École est à nous d'Alexandre Castagnetti. Et puis un film qui va sortir le 30 mars, Azuro de Matthieu Rozé. C'est une adaptation des Petits chevaux de Tarquinia de Marguerite Duras, avec Thomas Scimeca, Valérie Donzelli, Florence Loiret-Caille... J'ai adoré faire ce film, qui a été tourné juste après le confinement en été 2020. Il est vraiment atypique. On a gardé la langue de Duras, c'est l'histoire de la romancière qui partait avec ses amis sur une île tous les étés, transposée aujourd'hui. C'est très à contre-courant de tous les films sociaux qu'on voit aujourd'hui. (rires)
Et enfin j'ai tourné dans Le monde de demain, une série autour de l'histoire de NTM réalisée par Katell Quillévéré, et je suis actuellement en train de tourner un thriller pour la télévision, Entre ses mains, de Vincent Lannoo avec Eric Caravaca. Je varie les plaisirs aussi puisque je vais aller au théâtre bientôt avec Isabelle Carrépour jouer la pièce La Campagne au Théâtre du Rond-Point cet automne.