J’ai été littéralement bluffé par Game of Thrones. Jusqu’à la dernière saison, je trouvais la série bien sans plus, teintée d’amateurisme (au hasard, les sourcils bruns de Daenerys alors qu’elle a les cheveux blonds, bonjour l’incohérence). Mais le dénouement complètement imprévisible et dramatique, grandement inspiré du thriller culte Usual Suspects, a propulsé cette série directement au rang de chef d’oeuvre. Car oui, qui aurait prédit que le génie du mal était sous nos yeux depuis le début, revêtant le masque du gentil boiteux ? Je veux bien payer mon verre de pastis dans le PMU du coin à celui qui me soutient mordicus qu’il avait senti venir l’entourloupe.
Je dois avouer qu’il m’a fallu revoir la série en entier (les 76 heures de visionnage m’ont pris 5 jours, mais je travaille à la mairie en ce moment, ça aide !) pour comprendre tous les indices qu’ont semé les showrunners, et tous les rouages de la machination de Bran Stark. C’est évidemment facile à dire maintenant qu’on connaît la fin, mais dès le premier épisode de la saison 1 en fait, on comprend ce qui mènera le jeune garçon à sa quête de pouvoir et de destruction, à l’instar d’un certain Anakin Skywalker. En effet, après une première scène se déroulant au-delà du Mur, le premier personnage qui nous est présenté est Bran, maladroit au tir à l’arc, subissant la pression de ses frères, et se faisant humilier par sa sœur Arya, qu’il poursuit épris de colère. Dans la scène suivante, il assiste à la décapitation d’un déserteur par son père Ned Stark, qui lui apprend qu’un souverain doit se montrer impitoyable, conseil qu’il suivra à la lettre lors de la dernière saison, avec le bannissement de Jon Aegon et toutes ces morts qu’il n’empêchera pas. C’est ensuite un gamin terrifié qu’on voit peu avant sa chute de la tour, lorsqu’il est débusqué par Ser Jaime Lannister. Enfin, il devient en saison 2 un enfant empli de haine, en raison de son handicap et de ses rêves de chevalerie brisés, se sentant abandonné par ses parents partis pour Port Réal. Les scènes avec Vieille Nân ou Mestre Luwin sont vraiment révélatrices de l’adolescent frustré qu’il est en train de devenir. Les facettes que les showrunners nous montrent du jeune garçon, et ce dès les premières saisons, sont donc la colère, la peur, et la haine. Tiens, tiens, cela ne vous rappelle rien ? « La peur est le chemin vers le Côté Obscur : la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance. »
Cette souffrance, Bran l’éprouvera à de multiples reprises : aux morts successives des membres de sa famille évidemment, à la décapitation de Ser Rodrick Cassel par Theon Greyjoy, mais surtout aux morts soudaines et quasiment simultanées de l’ancienne Corneille aux Trois Yeux, des Enfants de la Forêt, de son loup Eté et du fidèle Hodor. On devine que c’est après cette dernière tuerie terriblement éprouvante, alors qu’il est sauvé in extremis par Meera Reed puis son oncle Benjen, qu’il vacille définitivement, au même titre que Daenerys bascule après l’exécution de Missandei et après avoir été de nouveau éconduite par Jon Aegon Targaryen. La destinée de ces deux personnages, Bran et Daenerys, est d’ailleurs très similaire : tous deux ont la même vision de la salle du trône détruite et recouverte de neige, suivie d’une vision d’un dragon survolant Port Real (saison 2 pour Daenerys, saison 4 pour Bran). Tous deux, avides de pouvoir, se lancent dans une longue et éprouvante quête initiatique qui les mènera à faire des choix, et qui conduit Bran jusqu’à la Corneille aux Trois Yeux, être quasi divin, guidé par le désir humain de devenir omniscient et donc omnipotent dans un monde dirigé par les intrigues et les luttes de pouvoir. Le mythe de Prométhée revisité, à la différence que la fin sera plus clémente pour le Stark.
Car Stark, il le reste jusqu’au bout des ongles, malgré le fascinant rôle soi-disant désintéressé et vertueux qu’il se donne et auquel on a tous cru, moi le premier. S’il a effectivement acquis une connaissance illimitée du passé, du présent et du futur, il n’est en aucun cas devenu la nouvelle Corneille aux Trois yeux comme il le prétend. Son but a toujours été de faire du gamin brisé et malchanceux qu’il était, un puissant de Westeros, et il va tout mettre en œuvre dès le début de la saison 7 pour en devenir le souverain incontestable. Dans la partie d’échecs qu’il mène face à ses nombreux opposants au Trône de Fer, Jon Aegon et Daenerys en tête, les déplacements de ses pions sont tous sans exception des coups de génie, machiavéliques à souhait, et par conséquent dans la pure lignée de ce que nous a déjà proposé la série par le passé, notamment à la cour de Port Réal :
- Dès son retour à Winterfell, Bran ment à Sansa en affirmant être la Corneille aux Trois yeux et ne pas vouloir devenir Seigneur de quoi que ce soit.
- Il éconduit Meera Reed, car il sait que l’affection qu’il a pour elle (voire peut-être l’amour ?) sera un frein à son accession au Trône, quête dans laquelle il devra vaille que vaille garder la tête froide et se montrer impitoyable, comme le lui avait montré son père lors de l’exécution du déserteur.
- Il confie la dague en acier valyrien que lui a donné Littlefinger à Arya, car une de ses visions lui a montré que c’est elle qui le sauvera du Roi de la Nuit.
- Il révèle à ses sœurs que ce même Littlefinger est celui qui a tenté de le faire assassiner lorsqu’il était entre la vie et la mort, et se débarrasse ainsi de son seul et unique rival, assez malin pour lui mettre des bâtons dans les roues (au sens propre comme au figuré
- Il joue l’étonné lorsque Samwell lui apprend que Jon Snow est en réalité l’héritier Targaryen légitime du Trône de Fer, alors qu’il le sait forcément puisqu’il est omniscient. D’ailleurs, la série nous montre toute de suite après cette révélation, le mariage de Rhaegar et Lyanna, qui est une vision de Bran. On aurait dû alors comprendre son double jeu dès la saison 7 !
- En saison 8, il pousse Samwell à dire la vérité sur Jon Aegon concernant ses origines, ayant vu que Samwell est sous le coup de l’émotion après avoir appris l’assassinat de son père et de son frère par Daenerys. Son but est évidemment de semer la discorde entre ses deux principaux rivaux au Trône de Fer, la Reine des Dragons et son neveu, l’héritier légitime. Cette révélation n'a en effet aucun autre impact sur le déroulement des événements si ce n'est celui-ci.
- Il laisse Daenerys et Jon Aegon organiser un plan de bataille désastreux, avec la charge de cavalerie des Dothraki en guise de chair à canon, les catapultes inutiles, et l’armée située de manière complètement stupide à l’extérieur de la forteresse plutôt qu'à l'intérieur, alors qu’il aurait pu sauver un nombre incalculable de vies puisqu’il peut voir dans le futur le fiasco qui s’annonce, et notamment les morts de Jorah Mormont, Berric Dondarrion et Edd Tollet.
- Il se désintéresse totalement de la bataille de Winterfell et passe la quasi-totalité de celle-ci à voler à travers un corbeau, pour contempler avec sadisme la débâcle des siens. Il laisse Theon Greyjoy se sacrifier inutilement quelques minutes seulement avant qu’Arya n’intervienne. Preuve en est qu’il est toujours Brandon Stark et qu’il n’a pas pardonné à celui qui s’était emparé de Winterfell en décapitant Rodrick Cassel.
- Juste avant d’être vaincu par Arya, le Roi de la Nuit (le King of Pop en anglais, de mémoire) arrive face à Bran et met longtemps à dégainer son épée, comme s’il hésitait soudain. En fixant longuement le jeune garçon, il se rend compte que ce dernier n’est pas la nouvelle Corneille aux Trois Yeux, mais bien un individu souhaitant nuire aux Hommes, tout comme lui. D’où son hésitation à tuer un confrère partageant le même but, qu’il estime finalement être un rival.
- Il manipule Tyrion en affirmant ne pas être le Seigneur légitime de Winterfell : « Je ne suis pas le Seigneur de Winterfell. Je ne veux plus rien. Je vis dans le passé. » Avant de prononcer ces paroles, la caméra nous le montre d’ailleurs regarder longuement en arrière, comme pour s’assurer que personne ne les écoute. Dans la mesure où Bran sait que c’est Tyrion qui le proclamera Roi, il est primordial pour lui que leurs têtes à têtes se fassent à l’abri des oreilles indiscrètes, afin que d’autres ne puissent pas le soupçonner d’avoir manœuvrer le nain.
- Il laisse Daenerys et ses armées rejoindre Port Real alors qu’il a vu dans le futur le dragon survoler la capitale en ruines. Il sait que ses habitants vont être massacrés, pourtant, il ne lève pas le petit doigt, avide de pouvoir : seul son couronnement à venir l’intéresse.
- Dans le tout dernier épisode, on assiste à la concrétisation de sa machination : Daenerys est assassinée par Jon Aegon, sa principale opposante au pouvoir est donc hors jeu. Tyrion, qu’il avait manipulé, le proclame Roi, ce qu’il accepte en révélant enfin son véritable but : « Pourquoi croyez-vous que je suis venu jusqu’ici ? ». Il s’accorde alors les faveurs de Sansa en donnant l’Indépendance au Nord, celles de Tyrion en le faisant devenir sa Main, et bannit Jon Aegon, son dernier rival, à rejoindre le Mur. Il se permet même de lui dire, lors des adieux : « Tu étais exactement où il le fallait. », avec un petit sourire, lui faisant comprendre qu’il n’était qu’un pion dans cette guerre. Jon Aegon, en comprenant que Bran s’est joué de lui, paraît d’ailleurs troublé, et tourne les talons sans le serrer dans ses bras, comme il l’a pourtant fait avec Sansa puis Arya. Il n’est pas dupe, tandis que le spectateur peine encore à croire à la dure vérité. Pourtant, lors de la dernière scène où nous l’apercevons, le doute n’est plus permis : Bran se retire quelques minutes seulement après être arrivé au Conseil Restreint, avec un franc sourire de satisfaction, laissant Tyrion s’occuper des affaires du Royaume qu’il dédaigne (notamment rebâtir Port Real !), comme le faisait Robert Baratheon en son temps. La roue qu'évoquait Daenerys de son vivant n’est donc pas brisée, ironie superbe, puisqu’on en revient bien à une situation où la Main fera le sale boulot pendant que le Roi se la coulera douce. Pire, Bran indique qu’il se charge de retrouver le dernier dragon. Tâche complètement secondaire, à moins de vouloir parvenir à contrôler Drogon pour s’en faire un allié de poids, dans le but de continuer à nourrir ses sombres desseins…
Par conséquent, en parvenant subtilement à se faire nommer Roi par ses pairs, Bran s’offre là un règne bien plus durable que ceux de la lignée Targaryen ou Baratheon, puisque dénué d’opposants, qu’il a tous éliminé à sa manière. Il nous laisse littéralement sur le carreau : Keyzer Söze, c’est lui. Et ce complot qu’il a ourdi au nez et à la barbe de tous est juste une parfaite conclusion à cette série faite de rebondissements imprévisibles. J’avoue d’ailleurs ne pas comprendre, en passant en revue les divers forums, pourquoi tant de gens sont déçus par cette fin sublime, et pourquoi tant de gens détestent à ce point Daenerys. Qui est le plus grand tyran ? La jeune femme trahie qui voit tous ses amis mourir un à un, son amour la dédaigner, et qui brûle la cité de son ennemi sous le coup de la colère ? Ou le garçon aigri qui aurait pu empêcher le massacre de milliers d’innocents juste en révélant ses visions, mais qui préfère les sacrifier pour son propre profit ? Non vraiment, les showrunners sont des génies, et j’ai vraiment hâte qu’ils écrivent les scénarios des prochains Star Wars, afin qu’on reste dans l’excellence du huitième opus Les Derniers Jedi. Games of Thrones a toujours fait la part belle aux minorités et aux opprimés, c'est tout aussi logique que magnifique que ce soit le nain et l'handicapé qui siègent sur Port Real à la toute fin.
Bon allez, si je devais trouver un seul défaut à Game of Thrones, ce serait l’estomac du dragon. En effet, le premier principe de la thermodynamique nous dit qu’au cours d’une transformation, l’énergie n’est ni créée, ni détruite, elle se transforme. La quantité d’énergie doit rester invariable. Je n’ai pas le sentiment que c’est ce qui se passe lorsque Drogon crache du feu. Où trouve-t-il les ressources pour cramer continuellement des gens durant un épisode entier sans s’arrêter ? On ne le voit même pas esquisser la moindre quinte de toux ! Je demande donc au CNRS qu’un bilan énergétique soit fait sur l’estomac du dragon. Parce que cracher autant de feu pendant des heures, c’est indécent. Même pour une créature magique. Par avance merci.