Je suis un grand fan de l’œuvre d’Edgar Allan Poe en général. Cet auteur m’a toujours fasciné de par sa poésie incantatoire, le mystère que la prosodie et le signifié ambigu de ses mots contiennent, et l’ambiance de non lieu et d’hors temps qu’il pose.
The Fall of the House of Usher de Mike Flanagan, ce n’est pas seulement l’adaptation de la nouvelle éponyme d’Edgar Allan Poe. C’est celle de son œuvre en général, c’est celle d’une ambiance, d’un esprit, d’une atmosphère de mystères insaisissables. Je les ai retrouvés dans cette série.
The Fall of the House of Usher de Poe n’est en fait pour cette série que la nouvelle-contexte qui permet d’englober toutes les autres d’Edgar Allan Poe (Le Chat noir, Le Puits et le pendule, Le Scarabée d’or, Le Masque de la mort rouge, Double Assassinat dans la rue morgue, Le Corbeau, Le Cœur Révélateur, etc…). Essayer de tout dire de l’œuvre d’Edgar Allan Poe en une série, c’est impossible, ce serait même insulter le poète américain, car le réduire. Mike Flanagan l’a bien compris.
Il a simplement cherché à adapter l’esprit mortifère (et pourtant ô combien prolifque de Poe) à notre époque. Et, honnêtement, la sauce a pris avec moi. Franchement, faire de Prospero (dans la nouvelle, un prince qui s’est cloîtré dans son château avec ses courtisans pour se protéger de la peste tout en organisant une mascarade [bal masqué à l’époque élizabéthaine en Angleterre]) une sorte de gamin arrogant et égocentrique qui ne pense qu’à forniquer et festoyer, c’est rester quand même assez fidèle au texte, surtout qu’on retrouve aussi dans la série cette sorte de cour de privilégiés, cet entre-soi de riches et de personnalités puissantes aux rênes du monde.
Je prends l’adaptation de cette nouvelle (Le Masque de la mort rouge) en particulier en exemple, car c’est pour moi l’une des meilleures de la série, et car elle en restranscrit bien l’esprit, esprit qui est aussi celui de la nouvelle : la mort comme égalisateur social. Peu importe à quel point tu es riche, tu y passeras aussi, ne t’en fais pas. C’était le propos de Poe, c’est le propos de la série.
La série pose également la question de l’héritage. Le français est un peu pauvre pour rendre compte de l’ambiguïté de ce mot. L’anglais, meilleur déjà. On parle de « legacy » pour un héritage spirituel et culturel qu’on lègue à ses prochains, et d’« inheritance » pour ce qui est d’un héritage matériel, économique, financier… J’irai jusqu’à dire que c’est le cœur du propos de la série en fait, mais aussi de la nouvelle The Fall of the House of Usher. Si l’héritage (inheritance) des Usher est énorme, qu’en est-il de ce « legacy » ? Mike Flanagan va plus loin, car les Usher symbolisent dans son œuvre à lui le système capitaliste au travers de l’entreprise pharmaceutique dont la crise des opioïdes aux Etats-Unis donnent un bien triste exemple. Je ne divulgâcherai pas (car tout est dit dès le premier épisode) en disant qu’il n’y a même pas d’« inheritance », dans la mesure où à la fin il n’y a plus personne pour hériter de la fortune des Usher. Et il n’y a aucun legacy non plus, car la culture, l’affection, les traditions et le spirituel dont sont faites les relations familiales sont vampirisés par l’argent. La balance ne penche que d’un côté. En un mot, si les Usher symbolisent le capitalisme, on est donc en droit de se demander quel sera l’héritage (legacy) du capitalisme ? Y en a-t-il même un ? À l’instar des Usher, non. La question est rhétorique, car que peut-être l’héritage d’un système aussi violent et déshumanisé (j’en veux pour preuve les dialogues entre les personnages que j’ai vraiment trouvé bien faits, même si un peu clichés parfois) que le capitalisme consumériste ?
Pour en revenir à l’esprit d’Edgar Allan Poe que j’ai trouvé bien retranscrit dans l’œuvre de Flanagan, je le trouve tout entier incarné dans le personnage de Verna : mystérieuse, insaisissable, spectrale, retranchée hors du temps et de l’espace. Elle est la figure un peu prototypique du diable qu’on retrouve dans la littérature Gothique de la fin XVIIIè début XIXè siècle (Faust de Goethe, Le Portrait de Dorian Gray de Wilde, Dracula de Stoker…) avec le fameux pacte. On le sait, Mike Flanagan est un grand lecteur (adaptations du Tour d’écrou de Henry James et de The Haunting of Hill House de Shirley Jackson). Il connaît les ressorts du fantastique, de ce genre à la croisée des genres lui-même. L’image du pacte, c’est aussi l’image du contrat commercial, et le parallèle est assez évident (cf. la scène avec Verna autour de la table) dans la série.
Bref, je ne m’étalerai pas davantage. Je discute un peu à tout-va, et tout est un peu décousu, cela témoignera de mon engouement pour cette série. Tout ça pour dire que cette série vaut le détour et qu’en général Mike Flanagan le vaut tout autant. Il essaye réellement de dépasser les codes de l’horreur qu’on retrouve souvent dans les plus gros blockbusters (même s’il n’y échappe pas tout le temps).
De se faire l’héritier d’Edgar Allan Poe et de son univers tortueux et torturé, il fallait le faire, il fallait oser, et je trouve que tant de classiques de la littérature horrifique n’ont pas encore été adaptés et je ne me tarde de les voir (même s’ils sont loin d’être tous bons). Mike Flanagan fait partie de ces réalisateurs qui tentent de relever le défi, plus ou moins heureusement. Mais pour ce qui est de The Fall of the House of Usher, je considère le défi comme largement relevé, il y a des idées, une esthétique sublime, de bons acteurs (Carla Gugino crève l’écran
et pas que lui
…), une ligne de pensée, une vision du monde : bref, une réelle adaptation. Un risque a été pris, et j’estime que le réalisateur mérite d’en être récompensé, car pour ma part c’est réussi.