Figure emblématique de l’avant-garde russe cinématographique, Le Cuirassé Potemkine est aujourd’hui considéré comme une prouesse artistique, en dépit de sa fonction de propagande au service de l’idéologie soviétique.
En 1925, la Commission d’Etat de l’Union Soviétique commande un film à Serguei Eisenstein pour commémorer le vingt-cinquième anniversaire de la révolution manquée de 1905. Depuis la Révolution de 1917, le pouvoir communiste cherche à transformer le septième art encore nouveau, qu’il perçoit autant comme une forme d’art que comme un outil de propagande pour servir sa cause. Vladimir Lénine, héros de la révolution russe, le déclare lui-même : « […] pour nous, de tous les arts, le plus important de tous ». Inspirés par les plans des films hollywoodiens, des réalisateurs soviétiques réinventent le cinéma, et en particulier le montage, pour donner un nouveau souffle au discours révolutionnaire.
Au premier plan de ces nouveaux cinéastes russes, Serguei Eisenstein a réalisé son premier film en 1923, un court-métrage intitulé « Le Journal de Gloumov » et diffusé au cours d’une représentation théâtrale. Fidèle aux questions sociales, il devient l’un des artistes les plus prolifiques pour l’Union Soviétique, formulant des écrits de théorisation sur le cinéma et peignant même des affiches et des bannières à la gloire de l’idéologie bolchévique. En 1924, il réalise « La Grève », son premier long-métrage, où la défense du prolétariat et la critique du pouvoir tsariste sont au cœur de cette œuvre engagée et propagandiste. Sa maîtrise technique et la portée pédagogique de « cette première esquisse de Potemkine » (Georges Sadoul) attirent l’attention du pouvoir central, qui lui commande donc une œuvre censée rendre hommage à la révolution manquée de 1905.
Initialement prévue pour s’intituler « L’Année 1905 », cette nouvelle production était censée incarner une forme de fresque historique pour raconter le rendez-vous manqué des bolcheviks avec le Grand Soir. Mais le court délai (quatre mois pour pouvoir diffuser le film le 21 décembre au Bolchoï) et les conditions météorologiques exécrables poussent Eisenstein à abandonner le scénario initial pour se concentrer sur la mutinerie du Potemkine. Après la répression sanglante du pouvoir tsariste connue sous le nom de « Dimanche rouge », le 9 janvier, la révolte s’étend et éclate le 14 juin à bord du cuirassé Potemkine, stationné dans le port d’Odessa, sur la mer Noire. Peu après, influencée par les marins mutins, la population de la ville s’insurge à son tour.
Grâce à la NEP initiée en 1921 par Lénine, même s’ils doivent participer à la propagande soviétique, les cinéastes profitent d’une liberté artistique qui ne concerne pas les autres formes d’art. Ainsi, Eisenstein s’écarte de la fidélité historique pour livrer une version romancée d’un événement idéalisé.
Toutefois, Le Cuirassé Potemkine voit l’apogée des prouesses techniques d’Eisenstein et de l’application concrète de ses théories sur le montage, ce qu’il appelle « le nerf du cinéma » et qui est selon lui plus important que l’image et le récit. La violence de la révolte est appuyée par des plans rapides et des plans ordonnés permettent parfois de commenter l’action, comme avec l’enchainement de trois images représentant respectivement un premier lion endormi, un deuxième qui se réveille et un troisième qui se dresse, symbolisant ainsi le soulèvement du peuple face à ses oppresseurs tsaristes. Influencé par l’effet Koulechov, Eisenstein perçoit le montage comme un discours, en enchainant des plans et des images pour fournir un message voulu. Son talent artistique s’illustre dans la scène emblématique de l’escalier, qui a par la suite influencé Brian De Palma dans Les Incorruptibles. Au cours de ce massacre inventé pour les besoins dramatiques du film, la présence de plusieurs scènes filmées en travelling avant est une technique exceptionnelle pour l’époque, même si elle n’est pas inédite. Toutefois, la présence de symboles forts (le landau qui descend l’escalier ou la mère portant son enfant mort) et l’usage de plans représentant alternativement le peuple opprimé et des visages empreints d’émotions sont autant d’outils percutants pour amplifier la puissance dramatique de ce discours orienté.
Malgré sa vocation de propagande, le film rencontre un important succès dans l’Union soviétique, quitte à imposer une représentation faussée de la réalité historique dans la mémoire collective russe. A l’étranger, le film est longtemps interdit dans de nombreux pays occidentaux pour cause de « propagande bolchevique » et « incitation à la violence de classe », et il faut attendre les années 1950 pour une sortie officielle aux Etats-Unis.
Considéré par beaucoup comme étant le meilleur film de propagande de l’histoire, cette dénomination est aussi son talon d’Achille. Malgré des qualités artistiques et techniques indéniables, on ne peut oublier la désinformation portée par Eisenstein et l’Union soviétique, ainsi qu’une grande liberté historique, préférant une vision romancée, lyrique et exaltée d’une révolte et d’une répression meurtrières.