New-York, la nuit. Univers sombre, sale, violent, peuplé d'huluberlus et de détraqués en tous genres, mais aussi des autres, ces "normaux" majoritaires non gravés dans la mémoire car il y a le reste. Et Travis. Ancien marine reconverti comme chauffeur de taxi, il arpente les rues de cette ville qui ne dort jamais, colorée d'une véritable vie nocturne, et d'excès. Seul. Toujours. Parallèle frappant avec sa vie psychique et sentimentale, sa profession est celle d'un marginal qui cherche à échapper aux démons qui sommeillent en lui et l'empêchent de fermer l'œil. Deux ans avant l'extraordinaire "Voyage au bout de l'enfer", dans lequel De Niro incarnera un autre traumatisé de cette foutue guerre, incapable de retrouver la place qu'il occupait naguère parmi les siens ; six ans avant un Rambo poignant, traitant, le premier, avec une telle profondeur et tant d'intelligence pour son époque, du syndrome de stress post-traumatique chez les vétérans du Vietnam - Taxi Driver propose un portrait sans concession des conséquences du conflit chez les anciens combattants. Comment comprendre, autrement, la surréaction de Travis face au collègue de Betsy ? Lorsque celui-ci le raccompagne à la porte de l'enseigne en lui touchant l'épaule, il déraille subitement, se met en garde, menaçant. Serait-ce là une réaction défensive, signifiant chez l'ancien marine la réminiscence d'une situation vécue pendant son service militaire ? Peut-être. Quoi qu'il en soit, Travis ne va pas bien. Il est seul, tourne en rond - En tant que chauffeur, travail répétitif au possible ; mais, également, dans ses pensées noires, toujours les mêmes, qui reviennent inlassablement -, et vit une vie déprimante, car elle est parfaitement routinière. Et rien ne semble pouvoir rompre ce prégnant sentiment de solitude.
La distance qui le sépare de Betsy en rajoute alors une couche. Travis provenant sans aucun doute d'un milieu populaire - ce qui n'est pas le cas de la jeune femme -, mener une conversation cinéma/musique/politique lui est difficile. Non pas qu'il ne s'y intéresse pas ; enfin, ses connaissances sont tout à fait limitées, et témoignent du peu d'accès à la culture dont il a pu bénéficier au cours de sa vie. Homme de principe, semble-t-il, il sait pourtant se montrer prévenant ; hélas, une maladresse met fin à ses espoirs de relation avec Betsy. Déception, une de plus ; coup dur, coup de trop, ce résultat le plonge dans une descente aux enfers qui ne peut que mal finir. La psychologie humaine a cela de compliqué qu'on ne sait jamais jusqu'ou peuvent plonger les personnes malades ; à quelles extrémités, les circonstances peuvent les réduire. La folie est ici mise à l'honneur, et elle est dépeinte d'une main de maître.
Là est tout le génie de Taxi Driver. Car en opposant le projet initial de Travis à un dénouement final encore plus sanglant (Et explosif !), Paul Schrader (Le scénariste) et Martin Scorsese interrogent notre vision du crime, et de la justice. Qui irait pleurer la mort de criminels ? Personne ! Bien au contraire, quelle action héroïque ! Mais si Travis avait réussi à mettre son premier plan à exécution - et qui était une sorte de vengeance dirigée vers/contre Betsy -, quel retour en aurait fait la presse ? Son opinion, et celle des citoyennes et citoyens, aurait elle été différente ? Absolument. Et c'est là, précisément, que Schrader et Scorsese touchent juste. Ils démontrent avec brio qu'il existe une "gradation" au sein du crime ; une gradation qui ne va pas de soi, qui n'est pas contenue en elle même au sein de la notion, mais que tout un chacun participe à concevoir. Tous les crimes ne sont pas égaux aux yeux des Êtres Humains. Certains se justifient, quand d'autres restent inexplicables. Dans un cas le meurtrier aurait été un fou délirant, dangereux et psychologiquement instable, on en aurait longuement écrit la biographie ; dans l'autre, il est un héros, un sauveur agissant au nom de principes moraux et humains. Incroyable, non ? Et pourtant. La mise à mort de criminels, sans autre forme procès, est-elle acceptable ? Et le braqueur, méritait il le sort qui lui a été réservé ? N'y avait-il pas une solution permettant de préserver sa vie ? N'était il pas, également, un pauvre type agissant du mauvais côté de la loi suite à divers accidents de parcours ? Toutes ces questions méritent d'être posées. Au fond, nos rapports avec le crime et la justice ne sont pas les seuls à être interrogés ; il en va de même pour l' "héroïsme" qui désigne un peu tout et son contraire. Coluche avait déjà tout compris, déclarant à propos de la guerre : "[...] moi les mecs qui défilent avec des médailles sous prétexte qu'ils y étaient, je sais bien que c'est des victimes ; mais que ceux qui ont eu la chance de pas vivre la guerre soient régulièrement alertés par ça c'est faire de la publicité à la guerre c'est tout [...] et c'est ça qu'il faut arrêter, il faut arrêter de faire de la publicité à la guerre [...]" ; propos que l'on peut étendre à la violence mise en scène dans ce Taxi Driver, ou, du moins, au traitement médiatique qui en est fait. Travis est-il vraiment un héros ? Si oui, en quoi ? Sinon, qu'est-il ? Chacun sera juge. Si Travis est indéniablement un être humain, avec toutes les nuances que cela suppose, disons aussi que son passage à l'acte, explosion soudaine au terme d'un suspens insoutenable, appuie de façon déterminante l'idée d'un traumatisé de guerre. Aucun retour à la "normalité" n'est possible. La normalité, c'est tout ce qui est montré dans ce Taxi Driver.