Trois petites années après le succès critique de son Mean Streets, Martin Scorsese, en association avec le trublion scénariste Paul Schrader, offre au public son premier véritable chef d’œuvre. Voici Taxi Driver, drame social à la violence acide, film engagé qui met aux prises un solitaire, vétéran de la guerre du Vietnam, insomniaque et légèrement sociopathe, avec les affres de la métropole New-Yorkaise, ses dépravés, sa corruption, sa criminalité et son immoralité. Acteur de la vie nocturne de la Grosse-Pomme, personnage à part entière du long-métrage, Travis Bickle, au volent de son taxi jaune, tourne gentiment la boule face à une foule qu’il se prend à détester, face à une société qui le rebute. Le chauffeur anonyme, discret personnage pourtant sûr de lui, descend patiemment aux enfers, avançant doucement mais sûrement vers une explosion de violence. Mal adapté à son cadre de vie, dégouté par autrui, intériorisant sa haine, ses craintes et son ressenti, Travis Bickle devient clairement l’un des premiers justiciers mal intentionné de l’histoire du cinéma.
Robert DeNiro, qui retrouve pour la seconde fois Martin Scorsese, éblouit de par son jeu à l’éloquence rare. Caméléon dans le siège d’un taxi poisseux qui parcourt toutes les rues et ruelles de la mégapole, son personnage se fond dans la masse pour mieux l’analyser, pour nourrir ses préjugés, pour contempler la dégénérescence du citoyen désavoué. Emplit d’une envie destructrice de donner un bon coup de pied dans la fourmilière, Travis rencontre une jeune prostituée qu’il s’imposera de délivrer de ses vices, de ses tortionnaires. Cette jeune fille, premier rôle au cinéma, et pas des moindres, pour la future star Jodie Foster, sera à la fois la cause d’une explosion de violence inouïe mais aussi sa récompense, son succès. Oui, malgré de lentes pérégrinations parfois métaphoriques, parfois philosophiques et par-dessus tout humaines, le film se terminera par une scène de massacre tout simplement légendaire. Un aboutissement, en somme, qui file des frissons et qui pourra se voir, à répétition, des dizaines de fois.
Décidément, Paul Schrader et Martin Scorsese se sont entendus pour perturber. Comble de la situation, le suicide social de Travis sera peut-être synonyme de rédemption héroïque. Au surplus de son scénario dramatique, le réalisateur offre une véritable ambiance inoubliable à son grand classique. Les rues new-yorkaises, dans Taxi Driver, sont si rebutantes qu’elles en deviennent captivantes. A l’image du héros, ou anti-héros du film, nous aimerions tous quitter ces rues insalubres, cette ville du vice, mais nous avons tous trop peur de nous ennuyer. Le cinéaste se borne pourtant à filmer de nuit, 80% du film, des passants hagards, des devantures de boutiques en tous genres, une faune humaine en perdition, de toute ethnie, de toute classe social, des nantis aux plus démunis. Le quartier si fascinant de Mean Streets devient du coup une gigantesque cité tentaculaire, un immense concentré d’individus égarés, un temple à la dégénérescence sociale. Cette vision de la ville par Martin Scorsese, du moins cette façon dont il filme cette dernière, font de Taxi Driver un film inégalable.
Chef d’œuvre incontestable, il apparaît pourtant que Taxi Driver prend inexorablement de l’âge. Voilà bientôt quarante ans que le public a découvert pour la première fois cette référence du film noir. De nos jours, pas sûr que les nouvelles générations de cinéphiles y trouveraient leurs comptes, la faute sans doute à un décalage social évident entre les années 70 et aujourd’hui. S’il fût un monstre du grand écran 20 ans durant, Taxi Driver est devenu aujourd’hui un film témoin, le reflet d’une époque révolue. Si cette nouvelle appréciation donne d’avantage d’importance à ce monument américain, un réel désintérêt pourrait pourtant poindre du côté d’une jeunesse gavée au super héros, aux films à forts taux de rentabilité. Une chose est certaine, nous ne verrons jamais de remake à cette drôle de chose que fût cet énorme Taxi Driver. 18/20