Ce grand film noir est d’abord et avant tout un manifeste de la forme, une démonstration de la créativité de l’expression cinématographique. L’histoire, banale, n’a que peu d’importance, n’étant que le support, voire le prétexte, d’une mise en scène flamboyante et démesurée. A cet égard, l’incroyable et mémorable premier plan séquence, de plus de trois minutes, qui commence par un gros plan sur des mains programmant un détonateur et se poursuit par un ample mouvement de caméra qui fait découvrir successivement des personnages différents qui se croisent et s’entrecroisent, en traversant quasiment la ville, en est la première manifestation éclatante. Le génie de cette scène consiste ainsi en un double suspense, celui créé par la programmation de la bombe et de l’imminence de son explosion, étant doublé par celui de la durée de ce plan : jusqu’où pourra-t-il aller ? La démonstration se poursuit avec une alternance, même une imbrication de différentes idées stylistiques. Ainsi se côtoient, dans un montage énergique, des plans d’une grande expressivité, plongées, contre plongées déstabilisantes, usage des contrastes et des ombres rappelant l’expressionisme de certains films muets. C’est dans un véritable univers fantasmagorique que Welles plonge le spectateur.
Ce grand film baroque se caractérise aussi par son foisonnement : foisonnement sonore (les différentes musiques et les sons émanant des lieux traversés lors du plan séquence précité, les conversations parallèles qui s’entrecroisent entre les différents personnages), visuel (les successions de plans surprenants, l’accumulation des objets traversé dans la dernière scène). Ainsi, si l’histoire ne nous intéresse pas vraiment, la fascination créée par la mise en scène est constante. A cette mise en scène s’ajoute l’effet produit par Orson Welles lui-même dans le rôle de Quinlan, gigantesque dans tous les sens du terme, et par Marlène Dietrich, en éblouissante et mystérieuse entraîneuse déchue et vieillissante.
Un thème très « Wellesien » (l’auteur, fasciné par la magie et l’artifice, lui a même consacré plus tard un film entier) est central dans le film : celui de la manipulation. A celle du réalisateur lui-même qui nous fait croire que le personnage principal, le héros au sens hollywoodien du terme est le personnage loyal et courageux de Vargas, avant que nous nous rendions compte que le personnage central est finalement Quinlan, à la fois véreux et touchant, correspond celle de Quinlan, fabriquant des preuves pour confondre un coupable. Le rapport entre le vrai et le faux est bien ambigu, puisqu’ici, le faux est un moyen de révéler le vrai.
La présence de la mort est aussi une constante du film : celles des victimes de l’attentat du début, la peur de celle de l’épouse de Vargas, mais surtout le souvenir obsédant de celle de la femme de Quinlan, et enfin celle de Quinlan lui-même, dans des eaux troubles au milieu de détritus, qui sera suivie d’une courte oraison funèbre de Tana, faussement banale car exprimant simplement l’importance toute relative de chaque individu et le côté dérisoire de la vie.