Dans une Angleterre des années 1930, Robert Altman recrée l'ambiance des hautes sphères au cœur du domaine (fictif) de Gosford Park, qui devient du même coup son terrain de jeu à taille humaine.
Le pitch ? Un vieil excentrique (Michael Gambon, qui pour son malheur se trouve ici être richissime) convie toute sa famille (qui vit à son crochet) à une partie de chasse dans le domaine sur lequel il règne en maître. Au cours de la soirée, il est assassiné. De là, suspicions et tensions émergent, aussi bien parmi les invités que parmi le personnel des lieux.
En vérité, l'assassinat au centre de l'intrigue ne constitue qu'un principe parmi d'autres, prétexte à une étude anthropologique passionnante que les plans déroulent sous nos yeux comme le fil d'un bon roman. Monde du dessus et monde du dessous ne se côtoient guère, dans cette société d'apparences sur laquelle le premier conflit mondial ne semble pas avoir eu d'emprise. Tout en vérité exprime le suranné, le passé, des candélabres qui illuminent la table du dîner à la relative vétusté des chambres occupées par les dames de compagnie et les valets. Tout exhale un parfum d'antan, jusqu'à la fameuse partie de chasse à pied, digne d'un autre âge, dans la boue visqueuse d'un hiver pluvieux.
Au-delà de ces considérations purement visuelles, c'est un regard critique qu'Altman nous offre avec un certain brio. Dans l'immobilisme des relations maîtres-servants se glissent une poignée de grains de sable annonciateurs des changements en perspective. La limite des deux univers se brouille graduellement avec l'émergence d'une société plus ouverte et moins conservatrice, dont Lady Trentham (Maggie Smith, égale à son niveau d'excellence) représente les derniers vestiges ridés. A Gosford Park, on monte et on descend sans répit les escaliers qui mènent à la surface ou à la pénombre. A Gosford Park, le maître de maison ne dissimule plus les avances qu'il fait à Elsie (Emily Watson), employée fidèle, et la maîtresse des lieux (Kristin Scott Thomas) rend visite aux sous-sols.
Consignés dans la demeure par l'inspecteur en charge de l'enquête (Stephen Fry), les personnages de cette macro-société élitiste évoluent tels des insectes dans une fourmilière, chacun croisant l'autre, chacun épiant l'autre lors de ses allées et venues. Gosford agit comme microcosme d'un groupe infiniment plus vaste, avec ses intrigues amoureuses, ses désirs, ses vénalités, ses rapports de force, ses indiscrétions. Les années 1930 ouvrent la Grande-Bretagne au reste du globe, et à elle-même, tout en la confrontant à ses propres contradictions. "Nous ne sommes plus un empire" dira l'un des résidents, jetant sur la table le constat d'un déclin inévitable.
Au milieu de cette agitation frénétique, Altman trouve encore le temps d'une mise en abyme, lorsque le producteur américain qu'il fait parler (en son nom ?) à table évoque un projet de film concernant un meurtre...qui va se produire exactement de la même manière. Annonce inconsciente de la suite des évènements, il s'agit surtout d'entendre la voix du cinéma à travers celle du personnage, qui passera le reste de son temps à hurler au téléphone en décrivant les scènes qui s'étalent sous nos yeux. A travers l'insolence d'un invité Américain, les conventions figées volent en éclat.
Ce monde est un état de fait qui n'existe plus. Ce monde, c'est par l'objectif de la caméra qu'il renaît. Mais tout ce qui nous est montré restera faux, faux comme les attitudes orgueilleuses et hautaines de ce reste de noblesse qui n'a déjà plus d'influence au dehors, faux comme l'exagération constante du ton, obséquieux. Et c'est pour cette raison que "Gosford Park" est un chef d'œuvre sans pareille, lui qui ose l'imitation, avec la nostalgie feinte d'un XXIe siècle qui ne connaît plus rien de tel.
5/5, un film d'une beauté manifeste, auquel le scénario sans faille de Julian Fellowes (récompensé par un Oscar) confère toute sa puissance