En 2044, dans un monde dominé par l’intelligence artificielle, Gabrielle (Léa Seydoux) doit, pour trouver un emploi, se purger des traumatismes qui ont marqué ses vies antérieures. En 1910, elle était une pianiste renommée, mariée à un industriel fabricant de poupées. En 2014, jeune modèle fraîchement débarquée à Los Angeles, elle avait la garde d’une immense villa hollywoodienne. À ces deux époques, sa route a croisé celle de Louis (George McKay) pour lequel elle a ressenti une grande attraction. Mais le pressentiment funèbre d’une catastrophe imminente – la crue de la Seine en 1910, le « Big One » en 2014 – a chaque fois hypothéqué leur relation.
C’est la seconde fois, à quelques mois de distance, que le court roman de Henry James, "La Bête dans la jungle", est porté à l’écran. Bertrand Bonello n’a décidément pas de chance avec ses sujets : la même mésaventure lui était arrivée avec son Saint Laurent. Mais il faut reconnaître à sa Bête plus de souffle, plus d’ambition qu’à l’oubliable "Bête dans la Jungle" de Patric Chiha avec Anaïs Demoustier et Tom Mercier, tout comme son "Saint Laurent" dépassait de la tête et des épaules le plus plat "Yves Saint Laurent" avec Pierre Niney.
D’une durée écrasante de près de deux heures trente, "La Bête" est dominée par la star Léa Seydoux sur laquelle les avis s’opposent. Certains lui reprochent sa généalogie, comme si elle était coupable d’être la petite-fille de son grand-père et lui devait sa célébrité. Autre reproche, plus pertinent celui-ci : la platitude de son jeu. Ses admirateurs renversent ce reproche-là et soutiennent au contraire que c’est sa capacité à résister à la caméra, à ne rien lui donner qui fait sa grandeur, à l’instar d’une Deneuve.
À ses côtés, George MacKay ("1917", "Captain Fantastic") a la lourde tâche de remplacer Gaspard Ulliel au pied levé, acteur fétiche de Bonello, à la mémoire duquel le film est dédié, qui devait interpréter le rôle de Louis avant que sa mort subite, en janvier 2022, ne l’en empêche. Il doit être assez pénible pour l’acteur anglais qui, dit-on, a appris le français pour les besoins du rôle, d’être sans cesse renvoyé à ce statut de suppléant.
Le scénario de "La Bête" est sacrément ambitieux. Le court roman de Henry James, comme son adaptation par Patric Chiha, racontait une seule histoire : celle d’un homme et d’une femme qui n’avaient pas vécu ensemble la grande histoire d’amour qui leur était promise par peur de l’imminence d’une catastrophe. Cette histoire-là, "La Bête" la décline au carré ou même au cube en trois histoires parallèles à trois époques différentes.
Comme toujours, Bonello crée une ambiance à la fois ouatée et élégante – on n’évoque pas assez son travail sur le son. Elle est la marque d’un grand réalisateur dont il serait malhonnête de nier l’immense talent. Pour autant, très subjectivement, je dois confesser, depuis "L’Apollonide" (2011) et même depuis "Le Pornographe" (2001), une grande résistance sinon une franche aversion à son cinéma. Je n’y comprends pas grand’chose, à supposer qu’il y ait quelques chose à y comprendre. Plus grave car Bonello je crois est moins un cinéaste de la réflexion que de la perception : il ne me touche pas.
À aucun moment, je n’ai ressenti d’empathie pour Gabrielle dans ce film, sinon peut-être dans les scènes de home invasion, excellement filmées, qui se plaisent à nous vriller les nerfs. À aucun moment, le couple qu’elle forme, ou essaie de former, avec Louis ne m’a semblé crédible. Pire, le film m’a été une épreuve qui m’a donné un seul plaisir : le soulagement de son terme après deux heures trente pénibles.