Les Fabelmans, ce sont les Spielberg, même pas déguisés. Le père est un brillant mais austère ingénieur-informaticien. La mère est une artiste quelque peu instable. Le fils subit son choc-fondateur du cinéma à l’aube des années 50, en découvrant un déraillement de train dans ‘Sous le plus grand chapiteau du monde’ de Cecil B. De Mille. De prime abord, on pourrait croire que Spielberg est simplement en train de relater la jeunesse qu’il eut à l’apogée de l’empire, comme aurait dit Brett Easton Ellis : les joies pures de l’enfance, l’espoir sans cesse renouvelé dans la croyance que demain sera meilleur qu’aujourd’hui mais aussi les failles et les déchirures du modèle parental et l’anti-sémitisme dont tout jeune Juif a fait l’expérience à un moment ou à un autre. Comme toujours, Spielberg peut se montrer touchant, parfois même dur, mais sans jamais se départir de sa bienveillance amusée envers l’enfant et l’adolescent qu’il fut et les personnes qui ont gravité autour de lui, et sans hésiter à utiliser son art pour ré-imaginer, ré-inventer ou même corriger quelques instants charnières de sa vie, anecdotiques en apparence, puissamment révélateurs sur le fond, dont il aurait souhaité qu’ils se déroulent différemment. Là où ‘The Fabelmans’ transcende la simple auto-biographie fantasmée, c’est dans son dévoilement silencieux de la nature de ce hobby devenu passion puis profession, et dont Spielberg fut l’un des plus célèbres représentants de la seconde moitié du 20ème siècle. Il y a des évidences, comme cette conviction que le cinéma est la rencontre de la technique et de l’art, de la science et du rêve, à l’instar du couple hétérogène formé par ses parents. Ou encore, la prise de conscience précoce du réalisateur, qui se dévoile au fil des courts-métrages et des westerns tournés avec sa troupe de scouts, ou dans ce reportage sur une sortie scolaire à la plage, du pouvoir infini de la créativité et de la puissance des images, de la manière dont elles peuvent susciter des émotions et des conséquences inattendues, et de la responsabilité qui en incombe à celui qui les a tournées. Il ne s’agit pourtant là que du sommet émergé de l’iceberg : les talents de mise en scène de Spielberg étant ce qu’ils sont, le film est truffé de décision artistiques singulières et significatives, d’une symbolique sophistiquée mais jamais hermétique qu’on repère sans nécessairement la comprendre au premier visionnage, comme si le réalisateur choisissait de s’adresser à la part semi-consciente du spectateur, qui saisira intuitivement ce qui se joue sans pouvoir réellement l’expliquer rationnellement. Finalement, dans ‘The Fabelmans’ comme dans une bonne partie de la filmographie de Spielberg, tout tourne autour d’un divorce : les films de Spielberg, des plus sérieux aux plus familiaux, sont généralement hantés par une angoisse de l’abandon et c’est encore une fois le cinéma qui a le dernier mot puisque c’est en montant, à la demande de son père, un film de vacances, que le jeune Fabelman prend conscience de l’implosion familiale qui va survenir. Il y a donc une part de culpabilité indissociable à ces images volées à la réalité, assimilées à un interdit divin dont la compréhension entraîne le bannissement du jardin d’eden. Pourtant, ‘The Fabelmans’, s’il convoque des souvenirs pas particulièrement agréables, parvient à maintenir un côté solaire. Même au coeur des moments les plus sombres, le trauma fondateur reste un crime sans coupables et il y a cette petite musique qui surnage, la conviction portée par Samuel Fabelman que si le cinéma est à l’origine de tout le mal existant, il apporte également sa solution et sa consolation. A près de quatre vingt ans, Spielberg n’en est de toute façon plus à régler des comptes ou à étaler ses blessures de façon mal maîtrisée : c’est un homme apaisé, qui a sans doute passé beaucoup de temps à réfléchir à ce que le cinéma représentait pour lui, quel était le fil conducteur invisible qui reliait sa filmographie, ce qu’il a cherché à exprimer pendant près de cinquante ans sans vraiment s’en rendre compte. ‘The Fabelmans’ est, outre une évocation d’une passion qui ne l’a jamais quitté, une manière de convoquer le souvenir de ses parents, récemment décédés, de rendre à chacun ce qui lui appartient et ce que lui-même leur doit. De dire merci, en toute simplicité.