A la lecture du pitch, d’aucuns penseront que « Le fils de Saul » est un ènième film sur la Shoah. Et pourtant ! Totalement inédit, dans l’angle choisi et dans sa réalisation, le premier- long métrage de László Nemes est bien loin de ce que l’on a pu voir jusqu’ici. « La liste de Schindler », « La vie est Belle », « Le garçon au pyjama rayé », « Shoah », nombreux sont les films abordant la terrible thématique des camps d’extermination. Mais ici, tout est différent, bien plus grave, bien plus immersif. Non pas parce que Nemes a voulu faire dans le « trash », loin de là ! Il a justement choisi la pudeur, la suggestion plutôt que la démonstration. En personnifiant son récit en la personne de Saul, un Sonderkommando, il filme les tabous avec beaucoup d’empathie et nous emmène dans une réflexion sur l’abomination des camps de la mort.
Pour le réalisateur, dont une partie de sa famille a été endeuillée par la Shoah, ce sujet a une place centrale dans la mémoire de sa famille. Il dira d'ailleurs à ce sujet "C‘était un sujet de conversation quotidien. « Le mal était fait, me disait-on quand j’étais petit. Cela ressemblait à un trou noir, creusé au milieu de nous ; quelque chose s’était brisé et me maintenait à l’écart. Longtemps, je n’ai pas compris. A un moment, il s’est agi pour moi de rétablir un lien avec cette histoire".
Le film choisi aussi de présenter les Sonderkommando dont on connaît peu l’existence. Ces prisonniers étaient choisis par les SS pour accompagner les autres prisonniers jusqu’aux chambres à gaz. Puis, une fois l'horreur passée, ils étaient chargés de brûler les corps après avoir nettoyés les lieux le plus rapidement possible afin d'accueillir de nouveaux convois et d'entretenir ainsi ce cycle de la mort. Les historiens estiment qu'à l’été 1944, elle fonctionne à plein régime (plusieurs milliers de juifs assassinés par jour). Les membres de ces Sonderkommando recevaient globalement un meilleur traitement que leurs semblables (nourriture, liberté de mouvement réduite, etc..) Cependant, leur tâche est épuisante et monstrueuse. La vie de ces hommes ne vaut guère plus que les autres. Aussi, ces derniers étaient éliminés au bout de quelques mois afin de ne laisser aucune trace.
Le vrai tour de force du film a été de choisir Géza Röhrig pour incarner Saul. Ecrivain et poète hongrois, c’est la première fois qu’il met les pieds sur un plateau de cinéma. C’est d’autant plus incroyable quand on voit l’intensité de son jeu que bien de comédiens peuvent lui envier. C’est après une visite à Auschwitz que Géza décide de pratiquer sa foi juive. Il publie d’ailleurs deux recueils de poésie sur la Shoah : « Livre d’incinération » (« Hamvasztókönyv ») et « Captivité » (« Fogság »). C’est peut-être pour ces raisons que le réalisateur à confier ce rôle à l’écrivain? Toujours est-il que le choix est brillant et le résultat d’une authenticité impressionnante.
Tout le film est ainsi construit autour de Saul, figure centrale qui erre dans les camps à la recherche d'un Rabbin pouvant enterrer dignement son fils. On étouffe comme le personnage, on se perd dans le camp, on cherche une épaule, une aide et on ne peut qu’espérer voir son projet aboutir avec humanité.
Fait marquant, l’absence totale de musique, celle-ci laissant la place aux sons liés à la vie du camp : dialogues dans différentes langues, tirs, coups, hurlements, machinerie, tout est assourdissant.
Les images suggérées sont parfois écoeurantes, mais la réalité ne l’était-elle pas ? La volonté du réalisateur n'a jamais été de montrer crûment l'horreur du génocide. Ici, nous percevons de la pudeur, du respect dans le traitement filmique envers ce passé pas si lointain. Cela se traduit par un mouvement de caméra extrêmement proche du personnage de Saul, mais sans jamais rien montrer explicitement. Nous sommes happés avec lui dans les chambres à gaz, puis au dehors dans une quête macabre mais tellement digne. Lorsque la vue de Saul se brouille à force d’en avoir trop vu, c'est la caméra qui devient floue. Lorsqu'il erre de façon fantomatique dans les dédales de l'antichambre de la mort, c'est la caméra qui ne capte plus aucune couleur, aucune vie…Lorsque les cris se font entendre, nous entendons aussi battre un peu plus vite le cœur du protagoniste et lisons le drame qui se joue…directement sur le visage de celui-ci. Nous vivons à son rythme, souffrons avec lui, partageons sa condition d'un père déjà mort de l'intérieur. Tel un zombie, il ne côtoiera plus vraiment les vivants, mais n'est pas encore éteint ; pas avant d'avoir accompli sa mission. Il survit...Il ne vit plus...et nous non plus