Difficile de parler de ce film, non pas forcément à cause de son sujet, mais parce qu'il est difficile à cerner dans ses aboutissements.
Première chose à dire, la plus évidente : le récit a le mérite et l'intérêt historique de focaliser sur un élément méconnu du fonctionnement des camps de concentration, l'existence des Sonderkommandos, unités de juifs forcés de collaborer avec les nazis dans leur entreprise d'extermination. Le personnage principal, qui incarne l'horreur de leur position et de leur fonction, est l'un des maillons de cette chaîne infernale. En le suivant, le réalisateur László Nemes montre comme rarement (jamais ?), au sein d'une fiction, cet aspect opérationnel des "usines de mort", avec ce que cela implique d'atrocement organisé et répétitif. Le scénario, original, ne cède à aucune facilité ni surenchère dramatique, aucun héroïsme ni pathos convenu.
Deuxième chose : la forme (et la morale, puisqu'il s'agit de montrer ce qui est difficilement montrable). László Nemes a fait le choix de coller à son personnage avec des gros plans de face ou de dos, en laissant l'arrière-plan visuel souvent dans le flou, mais avec un environnement sonore très réaliste. Cet entre-deux, opaque et net à la fois, crée au début un franc malaise. Entre : éviter le sujet et y plonger ; c'est à la fois trop et trop peu. Et puis, très vite, on trouve une justification à ce dispositif, celle d'une perspective subjective qui traduit l'expérience confuse d'un homme qui n'a peut-être plus ses facultés normales de perception et de compréhension de ce qui l'entoure. Expérience d'un homme qui voit sans voir, et qui avance mécaniquement, toute sensibilité apparemment verrouillée, en plein chaos. Expérience biaisée, aussi, par une obsession qui défie la raison : enterrer un enfant au sein du camp de concentration, selon les rites juifs. Cette immersion aux côtés d'un tel personnage, déstabilisé et déstabilisant, est particulièrement étouffante et dure à vivre. Mais disons que Nemes a trouvé un angle narratif et stylistique qui semble tenir la route, moralement, pour nous faire pénétrer cet enfer. Et disons plus : sa maîtrise technique, pour un premier long-métrage, est incroyable.
Troisième chose : la valeur symbolique de l'histoire. Là, c'est plus compliqué à juger, plus ambigu. Que faut-il voir dans l'obsession de sépulture pour l'enfant : une lutte de la civilisation contre la barbarie ? Une façon d'envisager le salut ? Une initiative individuelle irresponsable au détriment du collectif (le projet de rébellion) ? La folie d'un homme qui, comme le dit un personnage, "fait le choix des morts contre les vivants" ? Et au final : l'impasse tragique de la religion ? Une forme d'espoir malgré tout ? Difficile de déterminer l'horizon ouvert par ce récit, d'en deviner la finalité ou de comprendre comment le réalisateur se positionne par rapport au personnage principal. Le film demeure ainsi plus ou moins insondable et laisse bien perplexe. Ce qui est certain, c'est que le résultat est un gros morceau de cinéma en termes de regard, de mise en scène, de photo et de son. Terriblement glauque, intense et saisissant.