Quatre personnages centraux, quatre histoires, quatre régions chinoises. Et quatre cheminements vers la violence, une violence tournée vers les autres ou vers soi-même, résultant d'un sentiment d'injustice, d'un vague ennui existentiel, d'un besoin d'argent, d'une nécessité d'autodéfense ou d'un profond désespoir lié au manque d'amour et de reconnaissance...
Habilement agencés façon chassé-croisé, implacablement cohérents dans leurs résonances, ces récits inspirés de faits divers permettent à Jia Zhang-ke de brosser un tableau assez terrible de la Chine contemporaine. Un pays dont la mutation radicale (avec ses dommages collatéraux) s'est faite en tournant le dos au passé. Mao n'est plus ici qu'une vieille statue oubliée au carrefour d'un village ; les uniformes des gardes rouges sont déclinés en mode sexy dans les clubs privés, et seuls quelques "pauvres fous" critiquent ouvertement l'inégale répartition des richesses... Cette répartition des richesses, fruit d'une ouverture à un libéralisme et un capitalisme sauvages, dessine justement la nouvelle pyramide du pouvoir. Dans les quatre histoires qu'il raconte, Jia Zhang-ke montre différentes manifestations et incidences de l'argent-roi qui focalise toutes les attentions et pervertit, à ses yeux, les relations humaines, confinées dans un rapport de force entre dominants et dominés. Il dépeint un système collectif qui, au mieux, écrase des individus plus ou moins consentants, en les exploitant socialement, professionnellement, sexuellement, au pire, les pousse à des actes de rébellion irréparables. En remontant aux sources de la violence des faits divers qu'il adapte en fictions, le réalisateur non seulement nourrit une critique sociopolitique cinglante, mais aussi porte un jugement moral sur des dérives sociales qu'il perçoit comme immorales ("A Touch of Sin"). Immorales et déshumanisantes. La déshumanisation bénéficie ici d'un traitement différent de celui de la violence : elle permet un glissement intéressant du réalisme factuel et saignant vers un registre plus métaphorique, fondé sur des correspondances permanentes entre l'homme et l'animal. Le film est ainsi truffé d'échos animaliers. Jia Zhang-ke fait entendre, par exemple, le râle du tigre qui est représenté sur la serviette utilisée par Dahai pour cacher son arme (voir l'affiche du film). Il montre aussi un cheval fouetté jusqu'au sang, une volaille égorgée, des buffles dans un camion, un serpent traversant une route, des poissons rouges dans un sac, qui doivent être "libérés"... Dans ces mises en parallèle, il y a l'idée d'une réduction de la dignité humaine, l'idée que les laissés pour compte du miracle économique chinois sont plus ou moins considérés aujourd'hui comme des bêtes et qu'ils peuvent donc réagir "logiquement" avec une certaine bestialité. On notera également qu'à un moment donné, un personnage du film regarde un documentaire où il est question du suicide des animaux...
Toute cette matière sociale, politique, symbolique est pensée et exprimée avec une intelligence sèche et désabusée. Une hauteur de vue qui n'exclut pas une belle précision dans l'expression de l'intime. Il y a cependant un petit écueil dans le développement du propos : un certain systématisme dans la répétition du "tout pourri". Mais l'impact de ce film, noir et désespérant dans son fond, crûment maîtrisé dans sa forme, est vraiment saisissant.