"C'est toujours les gens qui pètent de vie qui partent les premiers, alors qu'il y a tant de gens inodores et incolores qui vivent éternellement !" (Jack / Michel Vuillermoz
Pour son chant du cygne qui n'était en fait pas censé en être un – le réalisateur travaillant encore, et à l'orée même de sa mort, sur un autre projet qui aurait lui aussi été adapté d'Ayckbourn, Arrivée et départ – Resnais aboutit à une sorte de condensé de toute son œuvre ultérieure. On y retrouve un incurable intellectualisme, le démon de la théorie et des conceptualisations, l'éternelle inquiétude de la mort – qui plane ici comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête du protagoniste absent George Riley -, mais alliés à un tout aussi incorrigible goût pour la légèreté, le jeu et la futilité.
Si le propos de la pièce d'Ayckbourn – restitué qui plus est dans la langue facétieuse et boulevardière du dialoguiste Jean-Marie-Besset – se concentre essentiellement sur la libido spectaculaire de ces dames, et la lâcheté tout aussi spectaculaire de ces Messieurs ; ces thématiques assurément grivoises, triviales et dont le périmètre géographique se situe très résolument au-dessous de la ceinture se déploient dans une mise en scène extrêmement démonstrative, tape à l'oeil et volontairement artificielle.
Les efforts absolument futiles de ces dames pour se disputer la couche du Monsieur mourant – et mues en cela par une espèce de fantasme presque inavouable de morbidité -, ainsi que les inquiétudes futiles de Messieurs leurs conjoints - angoissés au plus haut point devant la perspective de voir sans n'y pouvoir rien changer leurs conjointes s'envoler avec George pendant deux semaines à Ténérife – sont donc mises à distance par des partis pris de mise en scène et de forme – qui, comme souvent chez Resnais – prennent une place très importante et pèsent particulièrement lourd.
En écho à la pièce de théâtre que trois des six personnages jouent – et dans laquelle ils ont l'idée au début du film (ou de la pièce) d'intégrer Riley -, le film met les personnages dans des décors de carton-pâte aux couleurs délibérément kitsch et vintage, qui font très faux. Jugez plutôt : ce sont des photos de fleurs et d'arbustes qui ont été collés par Jacques Saulnier – décorateur et fidèle complice de Resnais depuis 1961 et L'Année dernière à Marienbad. Ajoutez à cela des lanières et des rideaux tout sauf réalistes et qui se substituent aux portes balisées, attirail pourtant indécrottable dans la tradition du théâtre de boulevard qu'Aimer, boire et chanter reprend mais de manière joueuse, espiègle.
Avec ces décors qui transpirent l'artifice par tous leurs pores, il est sans cesse dit au spectateur, comme un message subliminal ou une pancarte brechtienne : « Ce que vous regardez est faux », « Ce sont des acteurs qui jouent, ce n'est pas la vie, mais une représentation de la vie ». Cependant, les décors ne sont – et de loin pas – le seul élément artificiel d'une mise en scène, qui ne cesse de brouiller les cartes entre théâtre et cinéma, et faire des pied-de-nez au réalisme. Il semblerait presque que Resnais s'amuse irrévérencieusement à exhiber comme des trophées toutes les invraisemblances qu'il utiliser. Citons par exemple les « faux raccords » - qui, bien sûr, se savent faux – avec ces plans rapprochés de confessions ou d'apartés sur fond de décor barré et au graphisme de bande dessinée qui ne correspondent pas aux plans d'ensemble qui leur précédaient. Le même constat est à faire avec les dessins de Blutch (auquel on doit également l'affiche du film) qui anticipent les décors de Saulnier.
Le sextet de comédiens, lui aussi, participe à fond à cette impression d'artifice et de fausseté généralisée – avec toujours une légère tendance – de plus entretenue avec une manifeste malice - au sur-jeu, contribuant encore davantage à brouiller les cartes du vrai et du faux. On retient Dussollier en paysan bourru cognant à trois reprises successives dans un tronc évidemment faux en poussant des jurons de charretier devant les escapades de sa femme Monica chez son ex-mari George Riley, Vuillermoz pleurnichant à genoux en suppliant sa femme Tamara de ne pas l'abandonner pour le même George, Tamara / Caroline Sihol se laissant aller à l'hystérie lorsqu'elle voit qu'on lui préfère sa fille, etc.
Cependant, le procédé de mise en scène le plus frappant dans le film est peut-être l'utilisation extrêmement développée du off et du hors champ, qui va jusqu'à priver George Riley – celui dont tout le monde parle, que toutes les femmes désirent comme un Don Juan et que tous les hommes redoutent comme la peste, celui qui enclenche tout et s'impose comme le moteur même de l'intrigue – de corps et de matérialité. Le choix est fait de reléguer tout du long George en hors champ, et lorsque son corps est censé être présent dans l'image – lors de son enterrement dans la scène finale – un cercueil le contient et le cache. A ce George au pouvoir de fascination si étendu, dont on entend si fréquemment le nom, un visage n'est donc pas prêté, et libre au spectateur de greffer dessus tout ce qui lui plaira bien d'imaginer. Dans un effet de retournement de ce qu'on peut avoir usuellement l'habitude de voir, c'est ce qui se passe dans les coulisses qu'on voit à l'écran et répétitions comme représentations de la pièce de théâtre amateur dans laquelle jouent Kathryn, Colin, George et Tamara sont tout du long reléguées elles aussi dans un hors champ aussi fascinant que mystérieux. Les travaux des ouvriers pour construire une tante à destination de Tilly, la fille très choyée de Jack et Tamara, tout comme la fête d'anniversaire de Tilly vivent seulement à l'écran grâce à des bruitages ou une musique qui restent en off, laissant là aussi à l'imagination du spectateur le loisir de se déployer en toute liberté.
Cours de cinéma sur le hors-champ et ses possibilités, Aimer, boire et chanter n'en demeure pas moins ce vaudeville sans prétention déjà évoqué, où les dames veulent toutes partager en dernière la couche du mourant George, et ce au grand dam de Messieurs leurs maris qui redoutent tous beaucoup de devenir cocus.
Pour Resnais, on n'aura jamais vraiment réussi quand on y pense à décider de manière arrêtée si c'était un intellectuel ou un homme de divertissement, et ce n'est certes pas ce dernier film qui permettra de dissiper ce brouillard et de résoudre cette énigme ! Le réalisateur nonagénaire l'aura joyeusement emporté avec lui dans sa tombe. Amen and Rest In Peace Mi(/a)ster Resnais.
Et en attendant de mourir nous-mêmes, aimons, buvons et chantons donc, comme nous y conjoint d'ailleurs la valse de Strauss "Wein, Weib und Gesang" que l'on retrouve plusieurs fois dans le film, dont une fois en français, chantée par Georges Thill !
critique parue sur le site inthemoodforwatchingmovies.bloggspot.fr)