La décennie 1950 est d’or pour Jean Gabin qui tourne 33 films en dix ans, profitant à plein de son retour au tout premier plan après une immédiate Après-Guerre plutôt difficile. Cette longue liste est pour une large moitié constituée de films très importants et de cinq à sept chefs d’œuvre dont fait partie « La Traversée de Paris ». Son réalisateur, Claude Autant-Lara comme d’autres de la même génération aura eu bien des démêlés avec les tenants de la Nouvelle Vague qui par le biais des « Cahiers du cinéma » n’ont pas eu de mots assez durs pour qualifier, on devrait plutôt dire disqualifier ce qu’elle nommait péjorativement, « La qualité française » en référence à un cinéma de scénaristes devenu un peu rance à force de ne pas vouloir se renouveler. Claude Autant-Lara tout comme Pierre Bost, Jean Aurenche et bien sûr Jean Gabin furent les archétypes de cette qualification.
Les quatre hommes sont justement à l’affiche de ce film sur la Résistance qui défie le temps alors que les films de Jean-Luc Godard, Jean-Luc Rohmer et quelques autres sont restés confidentiels. Même François Truffaut sans aucun doute le plus classique et le plus talentueux d’entre eux est un peu tombé dans l’oubli. Il est donc utile de rappeler que Claude Autant-Lara fut un grand réalisateur dont le talent doit être réhabilité après la vision de films comme « Le mariage de Chiffon » (1941), « Douce » (1946), « Sylvie et le Fantôme » (1946), « Le Diable au Corps » (1947), « Occupe-toi d’Amélie » (1949), « L’Auberge Rouge » (1951), « Le Rouge et le Noir » (1953) « La Traversée de Paris » (1956) ou « En Cas de malheur » (1958). Une carrière se déroulant sur 46 ans et 38 films au cours de laquelle le réalisateur qui ne machait jamais ses mots a fait preuve tout à la fois d’éclectisme, de causticité, de poésie mais aussi d’une rare pugnacité pour construire comme il l’entendait une œuvre qui n'a pas toujours été bien comprise.
Il est au moment où se monte le projet de « La Traversée de Paris » en pleine maturité artistique ce qui va lui permettre de braver tous les obstacles notamment liés à l’écriture du scénario et au casting pour livrer sans doute son film le plus abouti. En premier lieu, il convient de préciser qu’Autant-Lara a toujours fait montre d’un esprit de troupe l’amenant à travailler de manière quasi systématique avec la même équipe. Jean Aurenche et Pierre Bost pour l’écriture des scénarios, Max Douy pour les décors, Jacques Natteau à la photographie, René-Christian Forget au son, René Cloërec à la musique et Madeleine Gug au montage. La même équipe expérimentée et soudée pour gagner du temps, économiser de l’énergie et surtout accroître sa créativité artistique.
Depuis 1949, Lara songe à adapter la nouvelle de Marcel Aymé parue en 1947 dans le recueil Le vin de Paris. En association avec Aurenche et Bost, il en acquiert les droits dès 1949. La première approche du scénario butte sur la fin qu’Autant-Lara souhaite différente de celle écrite par Marcel Aymé. Pour le casting Lara souhaite engager Bourvil. Aymé s’y oppose le jugeant possiblement hors de son univers habituel plutôt teinté d’un comique franc et sans nuance dramatique. Autant-Lara tient bon. Pour le choix d’Yves Montand dans le rôle de Grandgil l’artiste peintre, il doit se heurter au refus catégorique d’Aurenche et du producteur. Différents noms circuleront pour les deux rôles comme Pierre Fresnay, François Périer, Bernard Blier ou Jean Richard. Jean Gabin un temps envisagé puis sorti du projet est finalement associé à Bourvil.
Tout ce temps perdu altère quelque peu l’enthousiasme du producteur Henry Deutschmeister qui croyant de moins en moins au succès de l’entreprise en diminue assez sensiblement le budget. Autant-Lara qui on l’a dit sait pouvoir compter sur son équipe s’en remet à la débrouillardise de Max Douy qui grâce à un agencement ingénieux de maquettes permet le tournage de toutes les scènes nocturnes dans Paris en studio. Le résultat est bluffant présentant pour la première fois l’épisode de l’Occupation sous son vrai jour. C'est-à-dire profondément humain et donc moins idyllique que la version plus ou moins officielle en marche depuis la Libération. Celle d’une France patriote qui si elle n’a pas résisté en masse, s’est globalement conduite de manière honorable, ne pliant pas excessivement l’échine sous le poids des bottes allemandes. Dans le même état d’esprit, les films produits jusqu’alors sont des films à la gloire de la France résistante avec comme film emblématique « La Bataille du Rail » de René Clément sorti sur les écrans dès 1946.
Autant-Lara en usant de l’humour pour adoucir son propos expose les choses comme elles se sont plus vraisemblablement passées, sans manichéisme et avec une réelle empathie pour la nature humaine qui est intrinsèquement duale
comme le montre très bien la jeune femme interprétée par Anouk Ferjac qui alors que les deux « contrebandiers » redoutent de se faire arrêter par une troupe allemande les entraîne sous le porche de son immeuble cossu les croyant résistants puis découvrant qu’ils ne sont en réalité que deux porteurs de valise se livrant au marché noir, se déclare tout de go intéressée par le jambon qu’ils transportent
. Ainsi va la vie, faite de toutes ses contradictions nous rappelle un Claude Autant-Lara les yeux grands ouverts. Pour vraiment aimer les gens il ne faut pas les idéaliser car alors la misanthropie guette.
Jean Gabin et Bourvil parfaits tous les deux expriment à travers leurs personnages la différence de perception de la réalité souvent induite par la classe sociale à laquelle chacun appartient. Marcel Martin (Bourvil) chauffeur de taxi au chômage possiblement candidat au STO le rappelle souvent à Grandgil, artiste peintre renommé qui sachant qu’il risque sans doute moins dans cette escapade nocturne peut s’encanailler à bon compte. Une différence de statut qui se prolonge bien sûr après la guerre comme l’indique assez clairement la fin qu’Autant-Lara se refusait d’inclure dans la version finale. Certaines répliques sont restées gravées dans les mémoires comme « Jambier rue de Poliveau ! » ou encore « Salaud de pauvres ! ».
Le film a naturellement été accueilli fraîchement par une certaine critique plus encline à ne retenir que le manquement des élites qui n'était déjà plus à prouver. Mais les spectateurs moins bégueules se sont reconnus dans ce portrait certes parfois un peu sévère mais au fond jamais vraiment méchant et sont allés en masse, voir le film (près de cinq millions de spectateurs dans toute la France). On saluera la prestation de Louis de Funès dont on sent poindre l’éclosion à venir même si elle se fera encore attendre et celle aussi de Georgette Anys et Jean Dunot, les deux bistrotiers infâmes subissant la rage irrépressible de Grandgil. De la qualité française comme celle-là, on aurait aimé en goûter plus souvent ces vingt dernières années. Enfin que dire de Gabin sinon qu’il est parfait dans un registre qu’on ne lui connaissait pas de prime abord, faisant une fois de plus ravaler leur salive à ceux qui ont passé leur temps à scander que le Gabin d’Après-Guerre ne valait plus un kopeck.