Un film terrible, chargé d’une tension permanente, physique et morale, qui est à la fois captivante, fascinante et éprouvante. Tout commence par la confrontation de deux mondes, urbain et rural. Quatre hommes arrivent de la ville pour se ressourcer en pleine nature. Ils sont un brin arrogants et méprisants à l’égard d’une communauté de « péquenauds » vivant au fond des bois : quelques individus rustres – dont certains marqués probablement par la consanguinité – qui semblent largués par la civilisation et proches d’une nature que l’on devine brute et sauvage. Une scène géniale donne le ton de ce qui va suivre : le dialogue-duel au banjo entre l’un des citadins et un étrange gamin aux yeux plissés. Une scène magnétique et inquiétante. C’est le premier affrontement des deux mondes, qui donne déjà l’avantage à l’un des deux camps et se conclut sur une communion refusée.
Dès le début, le film porte ainsi les germes d’un malaise et d’une violence. Cette violence, John Boorman en a cultivé l’expression – souvent paroxystique – dans toute la première partie de sa carrière, lorsqu’il était un réalisateur phare du Nouvel Hollywood (Le Point de non-retour, Duel dans le Pacifique). Délivrance s’inscrit dans ce courant et dans cette veine noire et pessimiste sur la nature humaine. C’en est même une sorte de manifeste, puisque le cinéaste explore ici les fondements de cette violence, dans un état de nature dont la conception est anti-rousseauiste au possible : il n’y a pas de bon sauvage, mais plutôt un homme qui est un loup pour l’homme (Hobbes). On est aussi bien loin de l’imagerie naturelle de la poésie romantique du XIXe siècle (la nature est une mère ou une amie accueillante et consolatrice) ou de l’écologie idéaliste des années 1970 (le retour à la nature est un retour à la paix, à l’harmonie). Boorman s’appuie sur un scénario de James Dickey (qui adapte son propre roman et joue le rôle du shérif, à la fin) pour livrer un des films les plus mémorables sur l’opposition nature/culture. La nature est présentée comme hostile et révèle à l’homme civilisé ses instincts les plus profonds : instincts de survie, peur animale, violence aveugle, contre lesquels les lois de la civilisation, les notions de morale et de justice, sont impuissantes. Le retour à la nature, pour Dickey et Boorman, n’est donc qu’un retour à la sauvagerie. Et la civilisation n’est qu’une tentative un peu vaine de l’homme pour enfouir sa part sauvage, pour maîtriser une barbarie quasi ontologique. On adhère ou pas. Mais force est de reconnaître la puissance inouïe de ce film. Le déroulé narratif est implacable, avec notamment une scène clé et choc (la rencontre des citadins avec deux hommes des bois) qui est à l’origine d’une fuite en avant tragique. Le cinéaste met en scène ce river-movie de façon intelligente et spectaculaire, immersive et oppressante, pour faire ressentir, jusque dans les dernières images, le traumatisme des personnages centraux, surtout celui du personnage incarné par Jon Voight (formidable). On en a le souffle court, du début à la fin. Grand film.