Une nouvelle vision, quarante ans après sa sortie, n'a pas tari mon enthousiasme envers ce film, une splendeur, le meilleur de John Boorman. Délivrance garde intacte sa force d'évocation, boostée par la puissance de sa mise en scène et la qualité des interprètes du film. Sous couvert de l'affrontement de quatre citadins de l'upper middle class avec une nature hostile et ses ploucs arriérés, voire violents, Boorman cherche en fait à mettre en évidence le problème du dialogue entre quatre hommes et leurs semblables bruts de décoffrage, autistes, d'une autre époque d'une part et avec une nature sauvage et belle qui sait qu'elle n'a plus rien à perdre - le fleuve envahit par les eaux d'un barrage - d'autre part. Il s'agit aussi de la vision d'un monde qui s'effondre, de la fin d'une époque (nous sommes en 1971, début des seventies). L'expulsion des habitants de la vallée menace et, à l'issue d'une terrible scène, même les morts sont dérangés dans leur sommeil. Délivrance est un film violent, sans concession. La scène du viol au milieu du film a dû choquer plus d'un spectateur. Le film montre aussi le problème du refoulement pulsionnel à travers le retour de l'animalité (le personnage joué par Ned Beatty réduit à l'obligation de mimer le cochon). Autre signe de régression préhistorique : l'usage étonnant de l'arc et des flèches. D'ailleurs, on peut s'étonner de la scène où John Voigt vise le cerf et ne peut tirer comme Robert de Niro dans Voyage au bout de l'enfer. Film pessimiste, sans espoir, anti moralisateur, seul cependant l'art à travers la musique laisse aux hommes la seule chance de communiquer. On n'oubliera pas de sitôt la scène du banjo au début du film. Le personnage joué par Ronny Cox interpelle et peut se faire comprendre avec un adolescent autiste, fermé mais éveillé par les sons mélodieux du banjo. Délivrance peut aussi être vu comme le rite initiatique d'un trio qui s'est vu trop fort pour affronter une nature sauvage une dernière fois quitte à la souiller et à être aussi, à leur tour souillé (le viol) ou cassés, au sens propre, voir le corps disloqué du cadavre. John Boorman est un véritable artiste sur le plan visuel, il photographie au mieux les cadres tant qu'à la lumière que dans la pénombre où les sons prennent le pas sur l'image, sons hostiles ou merveilleux : la menace qui rôde sur les personnages envahit la sérénité du cinéphile. Les êtres humains sont très fragiles, fétus de paille dans la nature. La scène où le quatuor d'amis dort à la belle étoile le montre bien, comme si ils avaient la nécessité d'une protection supplémentaire à leur tente. Finalement, ce sont les deux "victimes" du viol qui sortent les vainqueurs de cette histoire laissant le dépositeur moral de la loi mort et le téméraire quasi amputé. Suprême ironie, ce sont les "ploucs" qui nourriront les deux rescapés à la fin de leur aventure tragique. John Boorman, par le professionnalisme de sa mise en scène, le règlement des problèmes techniques des effets spéciaux (les scènes des rapides sont très maîtrisées et semblent hyper réalistes), a vaincu les éléments. Saluons aussi, dans leurs meilleurs rôles, les performances de Ned Beatty (à la palette de jeu très variée) et de John Voight (à la fébrilité ambiguë). Délivrance sera la source future d'inspiration de bien des cinéastes. Un film inoubliable et grandiose.