Le titre, "Poetry", ainsi que l'affiche montrant Mija assise sous un arbre le regard perdu dans l'immensité, pouvait nous faire craindre une histoire un peu mièvre. Ceux qui avaient vu "Secret Sunshine", dont je suis, savaient déjà qu'il n'y avait pas trop de risque de ce type à craindre de la part de Lee Chang-Dong. La première scène du film suffit à nous convaincre qu'on ne va pas patauger au pays des Bisounours : des enfants filmés en plan large jouent au bord d'une rivière ; l'un d'entre eux s'arrête, son regard vient d'attraper quelque chose : un corps dérive et vient s'échouer devant eux, celui d'une collègienne, pauvre esquisse d'Ophélie, lointaine descendante de Willa Harper dans "La Nuit du Chasseur".
Cette scène qui rappelle celle de la découverte du corps de Jun dans "Secret Sunshine" nous annonce que nombreux seront les obstacles qui viendront se dresser dans la quête de la beauté qu'entreprend Mija en s'inscrivant au cours de poésie à la M.J.C. de son quartier, car après tout, comme elle dit elle même, "elle aime les fleurs et dit des trucs bizarres". En effet, comme l'explique son professeur, pour écrire un poéme, il faut savoir dénicher la beauté dans tout ce qui nous entoure. Vaste programme pour Mija, dont la vie se résume à travailler comme aide-ménagère pour un vieillard libidineux, et à tenter de répondre à tous les caprices de son monstrueux petit-fils laissé là en consigne par sa fille partie au loin.
Elle n'a pas encore assisté à son premier cours, qu'elle a déjà appris d'un médecin que ses trous de mémoire cachaient quelque chose d'inquiétant, et assisté au désespoir de la mater dolorosa de la collégienne qui s'est jétée du haut d'un pont dans la rivière Han. Derrière ces deux événements se dissimule le pire : elle est bien atteinte d'Alzheimer, et la jeune fille s'est suicidée car elle était violée depuis plusieurs mois par six élèves de sa classe, dont Wook. Et la barbarie continue, avec le visage policé de la lâcheté, quand les pères des cinq autres violeurs organisent un petit arrangement avec la police et le collège pour acheter le silence de la mère de la victime, condamnant Mija à ajouter à la culpabilité l'angoisse de devoir trouver les cinq millions demandés.
Pourtant, la poésie est bien là, comme une fleur poussant sur le fumier. Elle l'est dans le personnage de Mija, avec ses vestes brodées et ses chapeaux désuets, dans son rire enfantin ou dans l'irruption d'un souvenir d'enfance sauvegardé. Elle l'est quand le père d'un des collégiens la surprend en train de s'abandonner dans son karaoke à chanter une riturnelle qui dit "Je voudrais vider le verre de l'oubli", réplique de la scène où Jong-Chan oubliait sa souffrance dans "Secret Sunshine". Elle l'est même dans la seule scène où Wook montre un peu d'humanité, quand il apprend aux gamines du quartier à jouer du hula-hoop.
Curieux télescopage que celui de ce film de Lee Chan-Dong et de "Mother" de Joon-ho Bong, qui tous deux racontent comment une mère ou une grand-mère doit endosser la culpabilité de la faute de leur fils ou petit-fils. Dans un monde de plus en plus aseptisé, un monde d'hommes près à toutes les compromissions, les deux femmes se protègent de l'insupportable, l'une en menant le combat de la vérité, l'autre en investissant la poésie avec le sérieux d'une écolière.
En regardant ces deux films, je me disais que de telles histoires n'étaient plus racontées depuis longtemps dans le cinéma français, sans doute par peur du ridicule ou du too much, et qu'il y avait une part de culot salvateur dans le travail de ces réalisateurs à l'image de celui de leurs héroïnes. Toujours sur le fil du mélo, Lee Chang-Dong parvient à maintenir l'intérêt de son récit grâce à une science du rythme qui fait alterner moments contemplatifs et rebondissement de l'action, et la confiance accordée à son actrice principale qui revient à l'écran après 15 ans de latence. Prix mérité du scénario au dernier Festival de Cannes, "Poetry" constitue la première bonne nouvelle d'une rentrée plutôt alléchante.
Critiques Clunysiennes
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