Un très beau film, qui prouve la capacité du cinéma coréen à conjuguer ambition artisitique et accessibilité. J’ai d’ailleurs été étonné de le voir dans un grand multiplex parisien, dans une salle pleine à craquer. La démarche de Lee Chang-Dong n’est pourtant pas si facile à suivre, car il procède par touches légères, compose son tableau petit à petit et ne laisse l’image d’ensemble apparaître que progressivement. Nous avons droit, au début, à une miniature de la vie de Mija, vieille dame presque ordinaire naviguant entre un petit-fils collégien glandeur, un travail d’aide de vie auprès d’un vieux riche hémiplégique et les premiers signes de la maladie d’Alzheimer qui apparaissent en elle. Surgissent bientôt, presque par hasard semble-t-il, des thèmes qui vont scander le film : la mémoire (versus l’oubli ou la volonté d’oubli), la musique (versus le bruit), la responsabilité et la dignité (versus l’hypocrisie et le mépris de soi et des autres). Et en toile de fond, donnant son sens et son titre au film, la poésie, tentative de l’esprit humain à la fois de débusquer la beauté derrière l’ordinaire de la vie quotidienne et de préserver cette beauté des abîmes de l’oubli. La poésie, qui permettra à Mija de donner à la collégienne suicidée le tombeau que tout le monde voudrait lui refuser. La poésie, qui est d’abord une démarche, un don de soi et une attitude, bien plus qu’une technique ou l’expression d’un talent artistique, comme le résume le professeur de Mija: "ce qui est difficile, ce n’est pas d’écrire un poème, c’est de trouver l’envie de le faire". Il est étonnant de voir comment Lee Chang-Dong sait asséner des vérités bien senties sur le monde d’aujourd’hui (le bruit qui envahit tout, la terrible perte de sens moral qui pousse à ne voir le suicide d’une fillette violée par ses camarades d’école que sous l’angle du scandale à éviter "pour préserver l’avenir des enfants" et de l’argent à donner à sa mère en "compensation"...), sans que jamais son propos soit lourd. Ses personnages sont bien dessinés, mais surtout admirablement ordinaires. Ils pourraient être vos voisins (si vous étiez Coréen), leur histoire pourrait être la vôtre, et ils n’en sont que plus crédibles et attachants. Admirable aussi de voir comment le réalisateur fait confiance au spectateur pour remplir les vides de la narration, en ne faisant que semer des indices, par exemple sur le fait que c’est Mija qui a dénoncé son petit-fils à la police. "Poetry" n’est pas un film coup de poing dont on ressort abasourdi. C’est une oeuvre infiniment sensible, belle, fragile et pourtant forte, qu’on ne quitte qu’à regret, l’esprit errant encore quelque part dans les rues et la campagne des environs d’une petite ville de Corée.