Vingt-sept ans plus tard, revoilà donc l'ami Grippe-Sou, le plus célèbre des clowns cabriolants, dans un de ses meilleurs numéros à base de ballons multicolores et de carpaccios de petites têtes blondes dans la ville de Derry !
Pour tout enfant ayant grandi dans les 90's, "Ça", cette créature polymorphe issue de l'imagination de ce grand dingo de Stephen King, représente une espèce d'immuable traumatisme de jeunesse. En effet, comment oublier la première adaptation signée Tommy Lee Wallace qui, à l'époque, fut multirediffusée dans le seul but de créer toute une génération de coulrophobes ? Découvrir seul avec ses yeux d'enfants cette histoire (qu'on ne vous fera pas l'affront de résumer) était l'assurance d'une expérience marquante de sueurs froides et capable de vous poursuivre pendant quelques années.
Les apparitions de Grippe-Sou incarné par un Tim Curry s'amusant avec toutes les facettes de son sinistre personnage (aussi affable que flippant), la scène du petit bateau de Georgie, l'amitié naissante du Club des Losers, le psychopathe en puissance Henry Bowers, la séquence de l'album photo, les retrouvailles adultes de ces amis d'enfance, les virées finales dans les égouts pour en finir une bonne fois pour toute avec Ça,... Le téléfilm avait assurément réussi à capter quelque chose qui accrochait notre regard d'enfant. Les apparitions d'un clown dans un contexte où il n'a aucune raison d'être étaient évidemment vectrices d'une terreur aussi naturelle qu'incompréhensive mais il y avait aussi la fascination de ce qui se cachait derrière ce visage de clown, ce "ça", cette chose séculaire, multiforme, que notre esprit n'arrivait pas à se représenter et qui n'avait que pour seul objectif de s'incarner dans nos peurs pour mieux nous faire subir d'inattendues abominations, cette forme de menace jusqu'à alors inconnue ne pouvait qu'imprégner nos jeunes inconscients. Et voir une bande de gentils losers de notre âge lui tenir tête pour ensuite se retrouver, adultes, afin de la tuer définitivement concourait assurément à mieux nous plonger dans l'ambiance de chappe de plomb de la ville de Derry, vaste théâtre contaminée par les tueries de Ça...
Autant le dire, après visionnage de ce téléfilm, on avait beau avoir huit, dix, douze ans, on était prêt à jeter des cocktails molotov dans chaque bouche d'égout qui croiserait nos futurs chemins, juste au cas où...
On a ensuite lu le livre en espérant une sorte de catharsis à ce traumatisme infantile... Manque de chance, l'oeuvre littéraire de King en rajoutait une couche en allant explorer d'autres pans encore plus passionnants de l'histoire de Ça, notamment sur ses origines (mais rien qui ne pouvait guérir cette peur inextricable des nez rouges et des ballons).
Puis, les années ont passé, on a grandi (ce qui semble assez logique) et, avec l'âge, ont suivi de nouveaux visionnages de cette première adaptation voire même de nouvelles relectures du roman et notre regard naïf d'enfant s'est peu à peu estompé pour en voir les défauts...
Passons sur ceux du livre (trop volumineux, des digressions inutiles, etc) et arrêtons-nous sur ceux du téléfilm de Wallace. Déjà, cette version de "Ça" a effroyablement mal vieillie, visuellement tout d'abord (on a autant envie d'arracher les fausses dents pointues de Grippe-sou que les affreuses pattes de l'araignée de la seconde partie) mais aussi dans sa structure narrative même (trop adaptée aux codes de la TV de l'époque dont les grosses ficelles débordent des quatre coins de l'écran), ensuite, il devient désormais impossible de ne pas remarquer à quel point cette adaptation édulcore l'ensemble du roman de sa violence et de trop nombreux passages essentiels à la mythologie de Ça.
En fait, le revoir aujourd'hui se résume à s'amuser encore de l'énorme prestation de Tim Curry, à ressentir parfois l'ambiance qu'on y a tant adoré et à tenter de raviver nos souvenirs d'enfants terrorisés à travers quelques séquences qui font encore leur petit effet. Mais, même là, les ravages des années auront peut-être raison de ces qualités empruntes de nostalgie dans un avenir pas si lointain...
Bref, il était désormais temps que quelqu'un jette un regard neuf sur toute cette affaire.
L'ironie aura été qu'il aura fallu attendre vingt-sept ans, soit l'exacte durée du cycle d'hibernation/réveil de Ça, pour voir débouler une nouvelle adaptation potentiellement capable d'enfin rendre pleinement justice à l'oeuvre de Stephen King. Et ce n'est donc pas Cary Fukunaga comme prévu à l'origine que l'on retrouve aux manettes de cette relecture destinée cette fois au grand écran mais Andres Muschietti, remarqué pour son film à succès "Mama" voilà quelques années. La suite, vous la connaissez : bande-annonce la plus vue de tous les temps en 24 heures, promotion dantesque, démarrage tonitruant au box-office américain et mondial, une pluie de louanges semblant enfin faire de ce nouveau "Ça" la récompense inespérée à toutes ces années d'attente de voir le clown Grippe-Sou revenir à nouveau hanter nos nuits de cauchemars...
Alors que l'enfant qui sommeille au fond de nous en salivait d'impatience, l'adulte, lui, tombe un peu de haut devant la première partie du film. Passée l'inévitable relecture de la séquence culte de Georgie en guise d'introduction (réussie et qui surprend par la violence de sa conclusion, comme si Muschietti nous hurlait en pleine face "Eh ouais, les gars, c'est bien classé R, j'rigolais pas !"), nous revoilà plongés en plein Derry au côté de chacun des futurs membres du Club des Losers et de leurs premières rencontres individuelles avec Ça. Si l'empathie entre le spectateur et ces enfants est quasi-immédiate (casting et prestations plutôt irréprochables), il n'en va pas du tout de même avec la structure du film qui se contente d'empiler les apparitions plus ou moins inspirées du clown Grippe-Sou. En fait, on en vient très vite à mesurer à quel point la construction sur deux époques du roman et du téléfilm était importante pour passer d'une rencontre à une autre (Mike Hanlon adulte rappellait ses anciens copains pour leur annoncer le retour de la créature et chacun se remémorait sa première vision de "Ça") car, ici, l'absence de véritable liant entre ces scènes les fait en quelque sorte tourner à vide. On en vient poliment à attendre la prochaine forme que va prendre le clown sans que cela ne déclenche le moindre effet de surprise. Grippe-Sou apparaît sous la pire peur d'un enfant, balance quelques-unes de ses petites répliques cultes (dont le fameux "Ils flottent" qui n'est curieusement pas prononcé lors de son dialogue avec Georgie, la phrase perdant ainsi de son impact ironique quant à une des révélations de la fin) et passe au suivant, tout ça dans de très courts laps de temps rendant chacune de ses "attaques" toujours moins marquantes par leur accumulation rapide et sans réel ciment entre elles.
Bon, quelques-unes de ces scènes feront heureusement leur job (celle de Beverly ou de Ben notamment) mais le sentiment de loupé que prend les premières minutes de cette adaptation nous font craindre le pire pour la suite.
Par ailleurs, la manie qu'a Muschietti d'insérer des petits détails ou allusions au roman (coucou la Tortue, la statue de Paul Bunyan et autres clins d'oeil) sans jamais les aborder pourra agacer les plus fervents fans du livre, peut-être que de ne pas les intégrer du tout était en fait une bien meilleure solution plutôt que de rester dans un entre-deux aux forts relents de fan-service.
Quant au déplacement de cette première partie "enfance" dans les années 80 (au lieu de 1958), il ne bouscule finalement pas grand chose sur le récit et, hormis le fait de surfer allègrement sur la récente vague nostalgique insufflée par des remakes de l'époque ou des séries comme "Stranger Things" (avec la BO qui va avec), elle permet surtout au réalisateur de mieux inscrire cette histoire dans sa propre jeunesse où lui-même a découvert le roman. Néanmoins, on notera que le côté 50's apportait une plus-value non négligeable à l'incongruité des apparitions de Grippe-Sou qui manque peut-être cruellement ici.
Au bout d'un bon tiers du film, on est donc sacrément déçu par la manière qu'a choisi Muschietti pour nous installer au coeur de cette histoire.
Mais, miracle, ce manque de liant que l'on reprochait à ces premières séquences va s'évaporer dès lors que le Club de Losers en entité collective va entrer en action. Si les enfants étaient déjà attachants individuellement, en groupe, ils vont donner la force, ce fameux ciment, qu'il manquait au film. Un peu comme si leur unité synonyme de lumière qui effraie tant Ça allait en fait se répercuter sur le long-métrage lui-même. À partir du moment où la petite bande décide de s'en prendre ensemble à Grippe-Sou, Muschietti semble enfin lâcher la bride qui le retenait pour véritablement impressionner. Cela se traduira par la scène du rétroprojecteur (renvoyant à celle, marquante, de l'album photo du téléfilm) avec comme point culminant une apparition monumentale de Grippe-Sou qui clouera le bec à tous les reproches que l'on avait pu faire aux précédentes.
Ainsi démarrera le meilleur de l'adaptation dont on avait tant rêvé. Le combat dans la maison de Maple Street sera un enchaînement de morceaux de bravoure qui forceront l'admiration par leur inventivité et enverront la dernière partie "enfance" du téléfilm dans les limbes de l'oubli. L'affrontement final sera aussi à la hauteur, sinon plus, de nos plus fortes attentes aussi bien visuelles que de tension. En fait, le film tirera parfaitement parti du potentiel de ce duel entre le Club des Losers et Ça, d'abord à distance avec l'utilisation insidieuse et métaphorique de leur entourage proche et adulte (le père de Beverly, terrifiant, ou la mère d'Eddie transpirent simplement le mal) puis directement avec Grippe-Sou, créature interdimensionnelle et véritablement terrorisée de se battre à armes égales avec une bande d'enfants qui n'a plus peur de ses multiples visages (le téléfilm était passé complètement à côté de ça). Bref, amateurs du roman, attendez-vous à prendre votre pied comme jamais devant cette grosse dernière partie qui ne pourra vous décevoir !
Une fois le combat contre l'inommable terminé, vous vous doutez forcément des événements à suivre, notamment cette promesse entre tous ces enfants pas si losers de revenir à Derry si Ça n'est pas mort. On y reviendra avec eux aussi (et, cette fois, on n'aura pas à attendre vingt-sept ans en plus) car, malgré des débuts qui nous ont clairement déçu, il est devenu clair que Ça est tout de même revenu de la meilleure des manières et sur grand écran en plus.