Époustouflant... J'ai eu peur au début qu'on soit devant un film manichéen et idéaliste et je pense que globalement le cliché a été évité (je dis "globalement" car certains passages, surtout en ce qui concerne la bonne foi des Kanaks, m'ont néanmoins paru simplistes). Kassovitz prouve qu'il a l'envergure d'un très grand réalisateur. A la manière d'Audiard dans Sur mes lèvres, il fait monter crescendo la tension dramatique. Sur la dernière heure j'avais l'estomac noué, j'étais littéralement suspendue aux évènements. Le film prend aux tripes, il indigne. Kassovitz me conforte dans cette idée que le cinéma, grâce à l'exemplification concrète qu'il rend possible, permet les meilleurs plaidoyers (ou du moins les plus parlants et accessibles à la fois) en matière de politique... Dans l'ordre et la morale, c'est l'absurdité de la guerre qui est mise en lumière (un peu comme ça a pu l'être dans le film No man's land par exemple). C'est la marge d'action hyper restreinte des forces de l'ordre face aux décisions politiques prises en amont. C'est le gouffre énorme entre décisions politiques et théoriques et réels besoins sur le terrain. C'est l'incomunication et l’inadéquation qui règne au sein d'un paquet d'institutions. Tout est tellement bien mené, fluide, et transparent ( : alors que l'on traite d'éléments assez complexes, le déroulement des opérations reste très compréhensible pour un spectateur lambda). On voit ce qui se passe des deux côtés (preneurs d'otages et forces armées), on suit le fil des démarches entreprises par ce groupe du GIGN en parallèle aux militaires, et on voit comment peu à peu le dialogue s'instaure, comment la confiance se gagne, et comment la négociation parait l'issue logique à ce conflit prêt à éclater... Ce qui rend le film et sa fin tellement transcendants et durs à encaisser. Et nous montrer le combat intérieur (un peu à la manière de Serpico cette fois) de ce capitaine qui bataille pour ce qui lui semble juste, qui peine à laisser de côté sa morale au profit des ordres (le film aurait très bien pu s'appeler L'ordre OU la Morale...) est vraiment prenant. Comment continuer à croire en son métier quand tout semble joué d'avance, et de tous les côtés (même du sien) ? Le retournement de situation final où le capitaine se retrouve affublé par tout le monde est vraiment bouleversant et indignant. Ayant suivi son parcours et sa lutte effrénée, on partage, de notre siège de spectateur, le sentiment d'injustice de cet homme vu comme un traitre par tous ceux pour qui il s'est battu. Et c'est déchirant. Assez pessimiste, le film a pourtant des passages de lumière qui, sous leurs airs naïfs, piquent par leur logique (comme les monologues du chef des maquisards sur la soif de conquête des européens). C'est pour moi un magnifique argumentaire en faveur du dialogue. Alors après je vois très bien ce que l'on peut reprocher au film. C'est vrai que quand on parle d'un film aussi engagé, il est difficile de distinguer formellement le fond et la forme, qui se confondent. J'ai du mal à concevoir, si j'essaie d'être objective, qu'on puisse dire que le film est mauvais sur la forme. J'ai trouvé le montage parfait, les plans totalement adaptés, et les petits mélanges chronologiques (comme ceux de la scène où Samy raconte l'attaque de la gendarmerie à Philippe ou bien le rem-bobinage du début du film) absolument géniaux. L'ordre et la morale dispose vraiment d'un rythme incroyable. Après vient la polémique sur le fond... Oui c'est un film engagé, c'est un film qui dénonce ce qui lui semble absurde, c'est un film qui fait écho à la période électorale dans laquelle nous sommes en train d'entrer, oui c'est un film qui s'insurge. Bref, Kassovitz exprime clairement un avis, on ne peut pas dire le contraire (et cet avis, sans m'intéresser à la politique, j'aurais toutefois tendance à le partager), mais je ne vois pas vraiment le problème. On peut ne pas partager son avis et le message qu'il laisse passer. ça je suis totalement d'accord, et je comprends aussi que ça fasse détester le film à certains. Mais à mes yeux il est stupide de reprocher à Kassovitz de vouloir faire une critique de l'armée, de chercher à dénoncer les manigances des politiques (ceux de droite mais aussi ceux de gauche) ou même de s'indigner contre le fait qu'il se pose en pro-indépendantiste. En quoi il faudrait y avoir de la neutralité au cinéma ? C'est un moyen comme un autre de faire passer ses opinions. Aller au cinéma ce n'est pas lire le journal (quoique même ça, c'est orienté), le cinéma c'est toujours des choix de toute façon... Bon bref, est-ce que Kassovitz a fait un film historiquement incontestable ? Je n'en sais rien (je n'y étais pas) et ce n'est pas pour cette raison que j'ai aimé le film. En le prenant par contre comme une fiction orientée, j'ai trouvé L'ordre et la Morale absolument virtuose, d'une intensité incroyable et terriblement révélateur de pas mal de maux de notre société. Chapeau très bas.