Après chacune de ses excursions dans l'histoire ("Land and Freedom", "Le Vent se lève") ou de l'autre côté de l'Atlantique ("Carla's Song", "Bread and Roses"), Ken Loach a toujours ressenti le besoin de revenir à ses chroniques de la vie sociale de son pays, marquée par le thatcherisme puis par le blairisme, deux doctrines pronant un libéralisme décomplexé.
Le "Free" du titre ne signifie pas "libre", ou alors au sens de libre marché ou de libre entreprise. La liberté du monde décrit par Ken Loach se conçoit en fonction de son intérêt économique : liberté de circulation en Europe, afin d'amener en Grande-Bretagne une manoeuvre bon marché, liberté d'entreprendre qui permet à Angie et Rose de démarrer leur boîte sans déclaration ni locaux, liberté du travail qui se traduit brutalement par un marché aux esclaves quotidien où Angie choisit ceux qui auront le bonheur de travailler.
Il existe bien des règlements, notamment un qui condamne à cinq ans de prison les employeurs de sans-papiers. Mais dans le milieu des nègriers modernes circule un jugement où un mafieux coupable d'avoir employé des centaines de sans papiers s'est vu condamné à un simple avertissement, véritable encouragement à franchir la deadline. C'est la transgression de cette limite qui amène Rose à abandonner Angie, ça et la stupéfaction de voir sa copine se transformer en véritable salope.
Car pour une fois, Ken Loach a choisi de s'intéresser aux exploiteurs, et plus particulièrement à Angie, représentative d'une nouvelle génération pour laquelle les valeurs de solidarité, de lutte collective et de compassion ont laissé la place aux notions de compétition, de succés et de fortune. Quand son père lui rappelle qu'il n'y a pas que l'argent dans la vie, elle se justifie en opposant son parcours au sien : "Tu as eu le même travail pendant 30 ans, moi à mon âge j'ai déjà eu 30 jobs".
L'intelligence de Ken Loach et de son scénariste Paul Laverty repose dans le fait de nous présenter Angie sous ses différents aspects : victime elle-même de la compétition et de l'injustice dans son travail, confrontée à une vie personnelle difficile, elle sait montrer des élans de générosité, par exemple quand elle héberge pour une nuit Mahmoud et sa famille avant de leur trouver une caravane, et l'on finirait presque par souhaiter une happy end à sa success story.
Mais le même engrenage qui entraîne souvent les héros des films de Ken Loach vers le drame conduit cette fois Angie à des actes moralement ignobles, ses valeurs s'étant depuis longtemps dissoutes devant le principe selon lequel la fin justifie les moyens. Et l'affection que le spectateur commençait à ressentir pour Angie rend son acte encore plus insupportable, d'autant plus que la qualité du jeu de la débutante Krieston Wareing rend son personnage parfaitement crédible, preuve s'il en était encore besoin du talent de Ken Loach comme directeur d'acteurs.
"It's a free World..." est peut-être un des films les plus noirs de Ken Loach, et ce n'est pas peu dire ; sans doute parce qu'on n'y voit même pas le combat des victimes, et que la logique de ce monde est aussi désesperante que celle des républicains irlandais oubliant la dimension sociale de leur combat une fois arrivés au pouvoir. Mais ce pessimisme a quelque chose de salutaire, comme l'est d'indéfectible fidélité du réalisateur de "Kes" à ces valeurs qui font si cruellement défaut à son héroïne.
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