Un building s'effondrant sur lui même, filmé entre deux immeubles. Un nuage de poussière et de débris blastant les New-Yorkais pris au piège. Des silhouettes hébétées couvertes de cendres surgissant d'un brouillard orangé. Une voix hors cadre répétant "Oh, my God !" : ça ne vous rappelle rien ? Aux protagonistes de la fête, certainement, puisque après les premiers signes d'alerte, on entend une voix s'interroger : "Encore une attaque terroriste ?".
Le besoin d'exorciser les peurs profondes de l'Amérique ne date pas du 11 septembre, ni même de Pearl Harbour, puisque "King Kong" ouvrait une longue liste de films mettant en scène des cataclysmes frappant les villes américaines : "San Francisco", "Deep Impact", "The Day After", "Independance Day", "Armageddon" ou "Godzilla". Mais depuis 2001, les codes du genre ont évolué et intègrent les images incrustées dans la mémoire de tous les Terriens, que ce soit dans "La Guerre des Mondes" ou "Je suis une Légende".
On peut d'ailleurs se demander si un tel film ne cherche pas à conjurer en même temps la peur et la mauvaise conscience, puisque ce sont des Humvees et des soldats en camouflage couleur sable qui se battent contre le monstre dans les rues de Manhattan au cours de scènes qui rappellent étrangement les images de la seconde bataille de Fallujah.
"Cloverfield" (étrange titre, puisqu'on voit plus un champ de ruines qu'un champ de trèfles !) ajoute au réalisme des scènes de destruction le modernisme de leur captation. On le sait, la particularité de ce film réside dans sa forme : après un noir, une mire, on voit apparaître un panneau US Departement of Defense, puis la mention Camera trouvée à Central Park suite à l'incident US-447. Le reste du film est la cassette DV trouvée dans ce caméscope, sans montage, avec donc les longueurs, les superpositions accidentelles et les raccords aléatoires qui rendent insupportables les films de vacances de Tonton Raoul, et qui ici, grâce à une écriture très futée, permettent de justifier flash-back et ellipses au nom d'une erreur de rembobinage.
Quand j'ai vu la B-A il y a quelques semaines, j'ai glissé à l'oreille de mon voisin : "C'est Godzilla filmé par le Projet Blair Witch" (J'avais omis "Alien", le monstre étant une version biologique des mines à sous munitions, puisqu'il essaime des arthropodes vindicatifs et toxiques). Je me suis alors demandé comment le film allait tenir la distance, et à quoi ça servait de mettre plein d'argent dans la destruction numérique de Big Apple si c'était pour la restituer avec une mini-DV parkinsonienne.
La réussite du film repose justement sur les réponses à ces deux questions : en n'étirant pas le récit (un blockbuster d'1 h 30, ça devient rarissime de nos jours), en jouant des fonctions diverses du caméscope (de la mise au point automatique à la vision nocturne), et en parvenant à incruster une petite histoire dans la grande, il évite l'ennui. C'est ce que souhaitait J.J. Abrams, qui explique : "Une des choses importantes dans un film avec autant d'action est d'avoir des moments de coupures, pour renouer avec les personnages. Avoir des passages plus calmes est extrêmement important. Sans eux, vous regardez juste un jeu vidéo."
Mais surtout, la nature du support, une mini-DV prise en main par quelqu'un qui ne la connaît pas et qui court la moitié du temps, justifie que la menace soit presque perpétuellement hors champ, ou floue, ou juste signifiée par des effets secondaires, à l'exception notable du plan où la bébête fait une pause de quelques secondes dans son carnage pour s'intéresser aux hominidés vidéastes qui s'agitent à ses pieds. Placés au même niveau d'incompréhension que Hud et ses camarades de fuite, nous ne sauront d'ailleurs rien du monstre, à part ce qu'on peut deviner de son comportement erratique et que J.J. Abrams résume ainsi : "C'est un bébé. C'est un nouveau né. Il est confus, désorienté et de mauvaise humeur."
Dans la partie de la bande tournée un mois avant et que Hud n'a pas effacée, on voit Beth filmée à son réveil et qui proteste en disant "Je vois le plan, ça va finir sur internet ! " ; et bien non, ça n'a pas fini, mais ça a bien commencé sur la toile, puisque le finaud J.J. Abrams a joué du mystère autour du projet "01-18-08" pour créer un buzz sans précédent sur internet, proche du marketing viral : quelques images lâchées sur le web, le black-out sur toute autre information ont suscité une curiosité et une attente sur les forums et les blogs du monde entier.
On pardonnera quelques invraisemblances (le building à demi effondré sagement appuyé sur son voisin, la porte providentielle au milieu du tunnel au moment où nos héros se font boulotter par les tarentules géantes) ), et quelques lourdeurs du scénario (le sans-gêne de Hud qui se tape l'incruste au milieu des conflits sentimentaux ou l'abnégation de Lily qui suit -en talons aiguille !- Rob au coeur du champ de bataille pour aller sauver Beth), tant l'exploitation du principe a été déclinée avec intelligence et efficacité.
"Cloverfield" s'avère finalement bien moins cucul que "Godzilla" ("C'est la faute à Chirac si le saurien s'est réveillé") et beaucoup plus riche que "Le Projet Blair Witch" ("Enfer ! Trois brindilles ! On va mourir !") et offre surtout un spectacle haletant doublé d'une actualisation astucieuse du cinéma de Méliès.
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