"Je suis un peu brutale", dit Ann à Georges, comme pour s'excuser d'avoir été encore une fois trop franche. Cette brutalité, Benoît Jacquot semble aussi la revendiquer, et c'est ce qui fait toute la différence entre l'énergie dramatique de son adaptation du roman de Pascal Quignard, et la mollesse narrative de "Wendy et Lucy", qui aborde un sujet assez proche.
Prenons ainsi l'ouverture des deux films : chez Kelly Reichardt, un long traveling latéral sur Wendy qui joue avec Lucy dans la forêt, histoire de bien prendre le temps de présenter les deux personnages du titre ; chez Jacquot, un traveling avant subjectif, une voiture qui suit une autre sous la pluie, un montage nerveux, sortie de la Francilienne, panneau Choisy-le-Roi entraperçu, plan lointain sur l'homme qui descend de la voiture suivi, puis plan rapproché sur la femme qui descend de la voiture suiveuse, vision lointaine de la porte de la villa qui s'ouvre sur une femme à contre-jour qui enlace l'homme, gros plan du visage ravagé de la femme trompée, surprise d'une main qui surgit dans le champ, apparition de l'ami d'enfance.
A la lecture du synopsis et à la vision de la bande-annonce, je m'étais senti attiré par ce sujet : "éteindre" sa vie d'avant, comme le dit Ann, qui n'y a jamais pensé un jour ? Mais je m'étais aussi demandé s'il y avait matière à faire 90 minutes là-dessus, et si le dépouillement de tous les oripeaux de son univers antérieure ne nous conduirait pas vers un appauvrissement progressif de la narration.
Il n'en est rien, car tout en conservant ce rythme acéré, Benoît Jacquot prend le temps d'accompagner son héroïne dans la trivialité de ses démarches matérielles : vendre l'appartement, le mobilier, les pianos, solder son compte, couper l'électricité, le téléphone, annuler sa tournée, ainsi que dans la cruauté de ses séparations : Thomas, sa mère, ses amies de Bretagne à qui elle offre un dernier concert qui s'achève dans la dissonance, la tombe de son petit frère, ce parcours mené au pas de charge par Ann et Jacquot occupe la première moitié du film.
La seconde moitié commence avec sa fuite, puzzle et labyrinthe où quelques indices seulement nous permettent de deviner sa trajectoire : le Thalys, des plaques d'immatriculation rouges et blanches, la langue allemande, des douaniers italiens sur un chemin de contrebandiers, des rues napolitaines, tout cela avec un sens de l'ellipse qui tourne à l'épure : Ann arrive à un hôtel de montagne, au premier plan, floue, la tignasse grise d'un client. Plan suivant, elle se réveille en sursaut, la caméra panote et découvre la silhouette endormie de l'homme à la tignasse.
Puis l'île du bout du voyage, le coup de coeur pour ce cube rouge en haut d'une falaise, évocation de la Villa Malaparte à Capri et du "Mépris", la vieille femme qui comme Georges réplique à Ann qu'elle n'a pas à être désolée du décès de leurs proches, puisqu'elle n'y est pour rien. Même dans ce cadre là, fait de dénuement monastique face à la mer et de journées réduites à sa contemplation, le film ne sombre pas dans l'ennui, car on découvre d'autres sujets, d'autres personnages qui se cachaient dans l'ombre du thème principal.
Présente dans presque tous les plans, Isabelle Huppert, qui signe là sa cinquième collaboration avec Benoît Jacquot, s'impose comme une évidence ; on comprend que le réalisateur ait tout de suite pensé à elle quand Pascal Quignard lui a lu les épreuves de son roman, tant le mélange de douleur et de volonté farouche qui émane de sa frêle silhouette et de son jeu tout en nuance justifie en permanence le jusqu'au-boutisme de ce personnage qui ne sait répondre que "C'est vrai" au reproche de Georges qui constate "Tu n'es pas très sympathique".
Après "A tout de suite" et "L'Intouchable", Benoît Jacquot raconte pour la troisième fois consécutive l'histoire d'une femme qui part et se reconstruit ailleurs. Déjà passionnant en lui-même, "Villa Amalia" prend encore plus de relief quand on compare les trois films et que l'on voit les différents traitements (noir et blanc, numérique, argentique couleur, ou encore caméra portée, cadre fixe) mis au service d'un même sujet.
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