Dans l'exacte lignée de "Sur mes lèvres", "Un héros très discret" ou "De battre mon cœur s'est arrêté", Audiard signe encore une œuvre intelligente, apportant de nombreux points de réflexion sur nos contemporains et mettant en scène un anti-héros à un moment charnière de son existence. Ce que l'on retrouve souvent chez lui. Cette fois, c'est autour du thème de la prison, de l'enfermement, qu'Audiard fait tourner son histoire. Première expérience derrière les barreaux pour un jeune SDF analphabète qui va devoir s'endurcir et faire preuve de beaucoup d'intelligence pour y survivre et y grandir, et basculer progressivement de la petite délinquance au grand banditisme, d'abord sous l'influence de mafieux corses, ensuite de son propre chef. Ce-dernier aurait pu profiter de sa peine pour se remettre dans le droit chemin, au lieu de ça, il va s'en servir pour s'enrichir, intellectuellement et personnellement. "Un prophète" pousse même vers une petite étude sociologique, la prison étant un monde dans le Monde, sorte de petit laboratoire où sont regroupés contre leur gré, des hommes, tous différents de par leur parcours, leurs croyances et leur classe sociale, forcés de cohabiter ensemble avec leurs frustrations et leurs rancœurs, dans un univers clos et déshumanisé, marqué par la violence. Le film soulève aussi une autre question : la prison est-elle un endroit de repentance, idéal pour se réinsérer, ou justement tout son contraire ? Si Audiard n'a à aucun moment la prétention de connaître la réponse ou de dénoncer les institutions, son film, d'un réalisme accrue, à au moins le mérite de la poser. Il a surtout le mérite de nous faire vivre, pendant près de 2h30, un spectacle marquant, prenant et puissant, dont on ne décroche pas une seconde.
Dans le cadre sans âme et froid de la prison Centrale de Nice, on assiste à l'ascension d'un jeune criminel à la gueule d'ange et au bon fond, mais au caractère trempé et à l'intelligence remarquable, malgré le fait de ne savoir ni lire ni écrire. Ce-dernier est interprété avec justesse et brio par Tahar Rahim, acteur inconnu du grand public, mais plus pour très longtemps à en croire le talent d'acteur qu'a l'air d'avoir le jeune homme.
Rahim est la véritable révélation de ce long-métrage, et évolue comme un poisson dans l'eau aux côtés du charismatique et expérimenté Niels Arestrup. En vieux gangster corse craint et respecté, il apporte énormément au film, comme il l'avait déjà fait dans la précédente réalisation d'Audiard. Pendant que Malik monte sans faire de bruit, lui voit cette prison dont il ne sortira pas, rétrécir au fur et à mesure des années l'immense pouvoir dont il a toujours jouïe. Leur face-à-face oscille entre la fascination et la peur, et entre le respect et la manipulation. C'est aussi une des forces du scénario, qui est souvent une formidable étude de caractère, en plus de la critique sociale qu'il dépeint. Très documenté et collant au plus proche de la réalité (bon en même temps, je n'ai pas encore eu la chance de faire un tour par la case prison, alors, me diriez-vous, qu'est-ce que j'en sais ?), l'univers carcéral français y est décrit sans concession, comme un direct à l'estomac. Une immersion coup de poing dans un monde difficile, où toute la violence que l'on retrouve dehors (bandes, religions, lutte pour le pouvoir, embrouilles, arnaques, crimes gratuits...) se retrouvent entasser à plus petite échelle, dans un endroit fermé, face à des détenus souvent livrés à eux-mêmes. En même temps, l'histoire ne cherche pas non plus à les poser en malheureuses victimes. Parfois même onirique et poétique, "Un prophète" est un film qui, disons-le franchement, à de la gueule.
il réussit la difficile mission de pouvoir plaire à l'exigeante profession du cinéma, ainsi qu'à un large public, allant des lascars du bitume ayant vécu des situations plus ou moins similaires, aux bourgeois-bohèmes adorant les œuvres sur les banlieues chaudes. Jacques Audiard lui, dans son style très épuré, maîtrise chacun de ses plans, soigne sa narration, filme au plus près du visage, souvent la caméra à l'épaule, d'une façon sobre et intimiste, parfois quasi-documentaire, le tout sans apporter le moindre jugement. Cela rend le tout encore plus passionnant car, malgré la longue durée, il n'y a pas de temps mort, pas d'ennui. Et la bande-son traduit parfaitement toute la charge émotionnelle et la puissance du récit.
Donc oui, "Un prophète" à tout d'un grand film, et donc Jacques Audiard, en frappant à nouveau un grand coup, et tout cela sans se la jouer, à tout d'un grand réalisateur. En France, il fait comme personne ce genre de polar dramatique et fiévreux, ce genre de film noir et profond, racontant avec autant de force des voyages au bout de l'enfer.
D'autres critiques sur mon blog, avec photos et anecdotes... http://soldatguignol.blogs.allocine.fr