Très vite, un sentiment étrange s'installe. Tout est magnifique, il y a de l'ordre partout, chaque chose est à sa place, tout le monde connaît son rôle, mais on sent bien que c'est dysfonctionnel, que ce ne sont que des apparences.
Et les apparences sont trompeuses.
Zhang Yimou le montre très vite dans La Cité Interdite (titre français incohérent d'ailleurs, mais passons) plongée dans la Chine du Xème siècle durant la dynastie Tang. La réalité historique a peu d'intérêt pour lui, son but est de créer un drame tragique, tendance Shakespearienne, avec une dynastie historique en arrière-plan.
De l'action ? Pas vraiment.
Effectivement, s'il ne l'oublie pas, l'action n'est pas la priorité de Zhang Yimou, il se concentre sur l'aspect tragique, le drame qui se joue à l'intérieur de la famille royale et qu'il montre progressivement. Il n'est d'ailleurs pas loin de la caricature, il y aurait presque un côté "feu de l'amour" avec une ancienne épouse censée être morte qui revient jouer un rôle capital, des amants qui ne connaissent pas les liens familiaux qui les rapprochent, quand d'autres les connaissent et des révélations qui arrivent presque toutes au même moment.
Heureusement, si la frontière n'est parfois pas bien loin, il ne la franchi pas pour autant, car il parvient à donner de la grandeur à ces personnages, ils sont importants et on le ressent. Chacune des péripéties, malgré, de temps en temps, des révélations à faire trembler le palais, est abordée avec un minimum de subtilité et il replace vite l'action sur les conséquences. Il prend le temps de nous faire comprendre les enjeux qui se cachent derrière chacune d'elles, et les différents points de vue qui vont en découler.
Pour en revenir à l'action, il ne l'oublie donc pas, et ce dès le début, avec une première confrontation entre l'empereur et son fils revenu de guerre. Remarquablement chorégraphiée, elle donne le ton des séquences d'actions qui vont intervenir durant tout le film, et elles sont mémorables. Le déplacement des assassins vêtus de noirs est superbe, tandis que la bataille finale est inoubliable, l'auteur s'attardant autant sur les combats que la stratégie. Dans ces deux moments-clés du film, Zhang Yimou démontre sa capacité à utiliser tout l'espace qu'il a à sa disposition, et de jouer avec les éléments entourant les batailles (le son, les pots de fleurs, les montagnes ...).
C'est donc la tragédie qui domine, et pour cela, Zhang Yimou se concentre presque exclusivement sur les membres de la famille de l'empereur. Ce dernier, charismatique, fourbe et autoritaire, semble toujours avoir un coup d'avance sur tout le monde, c'est le centre du récit et seule l'impératrice lui fait un peu d'ombre. Cette dernière montre des failles, comme tous les personnages excepté l'empereur, et ce sont celles-ci qui vont, à chaque fois, faire avancer le récit. Assez vite, la mort s'invite au récit, son spectre surtout, la mort que l'on attend et Zhang Yimou s'en sert pour donner un aspect fataliste.
C'est ce qui ressort de l'atmosphère, le fatalisme, la mort qu'on attend, celle qu'on ne peut même pas combattre ou qui viendra dans tous les cas. Dans la seconde partie, la mort est de moins en moins un spectre pour devenir une réalité, et ça se ressent aussi. L'ambiance devient plus violente, le temps qui défile laisse place à un compte à rebours, où les personnages encore debout devront dans tous les cas s'affronter, psychologiquement ou physiquement.
C'est dans cet esprit que la seconde partie du film est remarquable, chaque personnage sera face à son destin, et ceux épargnés seront réunis. Zhang Yimou place une épée de Damoclès autour de chacun d'eux, plus ou moins visibles, mais il nous fait ressentir qu'elle est là pour tous. Le dénouement est ravissant, l'auteur limite le retournement de situations et en revient presque à la posture de départ, il y a l'empereur et les autres.
Dans la première partie du film, l'atmosphère est avant tout oppressante, avec ce sentiment de perfection et d'ordre, il suffit de voir comment est servie l'impératrice, et de dérèglement à chaque fois qu'on découvre des failles chez les personnages. L'ambiance sonore y participe, elle met mal à l'aise plus on découvre les revers de cette famille. Il y a tout de même un certain lyrisme qui règne dans La Cité Interdite, que l'on retrouve notamment dans le style très baroque, clairement tape-à-l'œil tant l'or est partout.
Zhang Yimou joue avec ces décors (et les costumes), ils sont sublimes, clinquants et certains plans sont magnifiques, à l'image du palais vu de l'extérieur ou des intérieurs avec l'or laissant parfois la place à d'autres couleurs claires. Enfin, les comédiens sont, eux aussi, remarquables, en particulier le couple principal, avec Chow Yun-Fat impassible et une Gong Li face à son destin, face à son esprit qui se consume peu à peu.
Si La Cité Interdite a tout pour diviser, adhérer à ses partis-pris permet de se plonger dans un opéra baroque, sanglant, brillant et fatal, où les esprits se consument, où l'ambition dévore les uns quand la haine s'occupe des autres, le tout parfaitement maîtrisé par un Zhang Yimou qui met un point d'honneur à cette tragédie avec un acte final intense et inoubliable.
Merci Jéjé !