Tout le monde le sait : Cameron est un immense cinéaste du spectacle, parmi les plus vibrants, inventifs et sauvages. Il faut être pisse-froid pour ne pas être intellectuellement et musculairement stimulé à la vue du génial « True Lies » dont la cocasserie n’a d’égale que son vertigineux jeu de rôles et de genres. Cameron, c’est le cinéma total : la force du mélodrame (« Titanic », grand film romanesque sur le déclassement), du politique (« Aliens » et sa fureur féminine), de l’écologie contre une humanité en déroute (l’extraordinaire « Abyss ») ou encore le fantasme de l’ultime action movie (« Terminator 2 »).
Au-delà de sa manière d’embrasser des mondes et des affects à travers une écriture claire comme de l’eau de roche, et au service d’une mise en scène sans cesse inspirée, Cameron a su être plus de trente ans durant au sommet d’Hollywood, avec un génie de l’anticipation à la fois humain et technologique. Il suffit de revoir tous ses films aujourd’hui pour constater à quel point l’inventivité, la rythmique, la clarté demeurent aussi cristallines qu’à ses premiers jours - et certaines séquences de demeurer parmi les plus belles réalisations du cinéma américain contemporain. Mettre du feu dans l’oeil, faire palpiter les tempes aux portes de l’expérience moderne du temps de l’action : programme cinégénique absolu, renversant, dont seul John Woo a pu être le rival crédible.
Après quelques expérimentations aquatiques plus ou moins heureuses au début des années 2000, notamment sous la forme du documentaire, Cameron était revenu en 2009 avec « Avatar », projet pharaonique et new age, étonnamment binaire pour un cinéaste comme lui, empreint d’une naïveté sectariste et une dimension faussement ethnologique qui soulevait quelques questions d’ordre morale. Le tout noyé dans une sorte de manifeste du cinéma de demain, cinéma où plus rien ne serait réel, croisement du jeu vidéo et de l’animation. Y demeuraient tout de même une histoire d’amour sirupeuse et régressive à laquelle on pouvait facilement s’abandonner (sorte de Pocahantas baba cool), et une vague dimension réflexive sur l’amélioriation du Moi au tournant des manoeuvres impérialistiques de l’Amérique et de l’Homme. Mais Cameron disait déjà « Aimez-vous les uns les autres » dans un geste christique d’assez mauvais augure pour la suite - d’autant qu’elle allait durer quatre films.
💧
2022 : crise après crise, virus après guerre, inflation après réchauffement, déferle le second opus d’ « Avatar », qui cette fois abandonne la forêt pour la mer, dans une sorte de Pokemon Evolution croisé avec des Schtroumpfs hippies sous LSD. Peu de le dire : « Avatar 2 » est l’un des films les plus idiots et laids qui puisse se voir depuis longtemps - très, très longtemps. Que les Etats-Unis soient devenus gâteux dans la fabrique du Blockbuster n’est pas une nouvelle, certes, mais quand elle est vendue comme un évènement philosophique de la sorte, bon sang de bonsoir, c’est que le vaisseau du monde s’est pris les pieds dans le tapis… de lianes.
Ce sucre d’orge de 3h10 n’a plus rien de ce qui faisait encore se tenir debout le début du projet : à savoir le sur-moi et l’amour. Ici, que tchi, les vilains sont très vilains et les gentils très gentils : plus que jamais, bienvenue en 2022. Le monde est beau et plein de couleurs mais malheureusement, de méchants soldats prisent du jus de baleine pour pouvoir cesser le vieillissement humain! Hou! Les vilains! C’est comme chez nous mais avec des personnages tout bleus !
Alors dans le monde de Cameron, on va revenir aux sources : on va se reconnecter aux arbres et au chants des oiseaux, on va pêcher le poisson à la lance, on va être un chef de guerre (oeil pour oeil, dent pour dent), on va éduquer ses fils à papa à être de bons soldats, et les femmes vont rester au poste de cuisine, enceintes ou, au mieux, oracles (l’intuition maternelle, natürlich). La gamine du film, sorte de petite vierge diaphane qui fait de la méditation aquatique et psalmodie en voix off « l’eau connecte tout : la vie et la mort, l’ombre et la lumière », a les yeux en amande et un pouvoir de séduction immédiat. Mais les méchants arrivent avec de la mitraille lourde, et c’est l’éternel recommencement : on nageait si bien avec les dauphins!
Allégorie de l’exil et des migrations, cette supercherie d’une hypocrisie inouïe nous fait la morale au long cours : que c’est beau l’évolution, le métavers et les croissants de lune quand on arrête de faire la guerre ! Que c’est beau le chant des divinités! Que c’est beau d’avoir abandonné le monde réel pour le pouvoir de l’avatar et de la matrice !
Est-il possible d’adhérer à pareille bêtise, à un film aussi futuriste et vieux-jeu en même temps, aussi Thunbergien que patriarcal dans son sens le plus abrutissant? Est-il possible d’avoir abandonné la beauté d’un visage réel (la source du cinéma, de la photographie, du portrait, de la peinture!) pour une douteuse analogie ethnique mi-jamaïcaine mi-océanienne faite de capteurs windows? Qu’est-ce que cette tambouille digne d’un mauvais jeu vidéo des années 90? Où sont les licornes?
250 000 000 de dollars pour cette croûte… Insurgez-vous, public du monde entier !
« Avatar 2 » ressemble à un film de missionnaire raciste qui jouerait le jeu du bon côté de l’Histoire pour finir de récupérer jusqu’au dernier centime de son investissement doctrinaire, refourguant au spectateur sa tétine (les lunettes 3D!) pour qu’il se mette à loucher et avoir l’impression « d’y être ». Mais d’y être, où? Hors du monde? Voilà une vraie question de cinéma.
Si James Cameron ne croit plus en la force du réel et de l’ambigu, fusse-t-il un simple prétexte pour son imaginaire débridé, alors il n’est déjà plus un cinéaste, mais un animateur de programmes.
En sortant de la salle, j’ai croisé le directeur de l’établissement, estomaqué, et je lui ai demandé :
- Mais… c’est un film pour les bébés, non? Ou c’est moi?
Et lui de me répondre :
- Oh vous savez, moi j’ai tenu 50 minutes, je ne saurai vous dire.
Prophète, anticipateur, visionnaire, Cameron l’est toujours : il signe avec « Avatar 2 » ce qui pourrait bien être le premier grand film sur la mort cérébrale du cinéma.